vendredi 27 janvier 2012

CONTRAT - OBLIGATION DE SECURITE

La Semaine Juridique Edition Générale n° 52, 26 Décembre 2011, 1443
Extension de l'obligation de sécurité pesant sur les clubs sportifs

Veille par Jean-Jacques Barbieri
professeur, université Toulouse 1 - Capitole
Responsabilité contractuelle



Cass. 1re civ., 15 déc. 2011, n° 10-23.528 et 10-24.545, F P+B+I 
Un club sportif est-il tenu d'une obligation de sécurité envers des participants qui pratiquent librement leur activité dans les locaux mis à leur disposition, et ce sans avoir sollicité de formation préalable ou concomitante ? La première chambre civile répond par l'affirmative en reprochant à une cour d'appel, au visa de l'article 1147 du Code civil, d'avoir retenu qu'une association sportive n'avait commis aucun manquement à une obligation quelconque de surveillance et d'information susceptible d'engager sa responsabilité, alors qu'elle est tenue d'une obligation contractuelle de sécurité, de prudence et de diligence envers les sportifs exerçant une activité dans ses locaux et sur des installations mises à leur disposition, quand bien même ceux-ci pratiquent librement cette activité.
Deux étudiants licenciés auprès de la Fédération française de sport universitaire et membres d'un groupement sportif universitaire se sont rendus, avec leurs camarades, dans les locaux d'une association pour une séance d'escalade en salle. Le président, également qualifié moniteur d'escalade, les a autorisés à entreprendre une séance sans encadrement particulier. Au cours de l'exercice, alors qu'il descendait une voie sur un mur artificiel et qu'il était assuré au sol par son co-équipier, l'un des participants a été victime d'une chute dont les conséquences ont été dramatiques. Saisi de l'action que ce dernier a engagée en réparation de son préjudice corporel et qu'il a fondée sur une mauvaise exécution du contrat en raison du défaut d'encadrement et de surveillance, le tribunal de grande instance de Paris a déclaré l'association sportive entièrement responsable du dommage subi. En appel, la cour de Paris, par arrêt du 21 juin 2010, a infirmé ce jugement au motif que la victime, licenciée d'une fédération sportive et déjà inscrite par le passé dans un club d'escalade, n'avait pas souhaité de formation et avait entrepris sa séance de façon libre, en sorte que le club n'avait commis aucune faute susceptible d'engager sa responsabilité. C'est cet arrêt qui est cassé.
Il est constant que les clubs sportifs sont tenus envers leurs membres et adhérents d'une obligation contractuelle de sécurité, de prudence et de diligence. Ils doivent réparation du dommage qui, sans leur faute, ne se serait pas réalisé (Cass. 1re civ., 22 mai 2008, n° 07-10.903 : JurisData n° 2008-044025). Cette obligation de prudence et de diligence n'est en rien atténuée ou exclue par la mise en oeuvre des prescriptions de sécurité, éventuellement fixées par les instances sportives (Cass. 1re civ., 16 mai 2006, n° 03-12.537 : JurisData n° 2006-033511).
Néanmoins, la plupart des arrêts rendus jusqu'alors sur le fondement de l'obligation de sécurité, bien qu'ils n'eussent pas tous consacré des solutions favorables à la victime, concernaient des activités organisées, soit dans le cadre de stages d'initiation ou de qualification (V.à propos d'un tour de circuit sur un kart Cass. 1re civ., 1er déc. 1999, n° 97-20.207 : JurisData n° 1999-004184. – À propos d'une initiation au vol en ULM  Cass. 1re civ., 29 nov. 1994, n° 92-11.332 : Bull. civ. 1994, I, n° 351), soit en vue du déroulement de compétitions (V. à propos d'un rallye  Cass. 1re civ., 25 janv. 2005, n° 02-15.861 : JurisData n° 2005-026633 ; Resp. civ. et assur. 2005, comm. 80, S. Hocquet-Berg), soit encore dans la perspective de rencontres ludiques encadrées par un professionnel (V. à propos d'une randonnée à ski sous la direction d'un guide  Cass. 1re civ., 13 déc. 2005, n° 03-17.897 : JurisData n° 2005-031268). S'agissant de la seule mise à disposition d'installations, une distinction a été consacrée dans l'intensité de l'obligation, selon que la victime de l'accident a conservé un rôle actif dans le déroulement des gestes (V. à propos d'un parcours d'aventure dans les arbres [obligation de moyens] Cass. 1re civ., 22 janv. 2009, n° 07-21.843 : JurisData n° 2009-046662) ou s'est trouvée dans l'impossibilité de maîtriser la trajectoire (V. à propos d'une descente en toboggan aquatique [obligation de résultat ] Cass. 1re civ., 3 févr. 2011, n° 09-72.325 : JurisData n° 2011-001163). Les précautions à prendre par l'organisateur concernent aussi la surveillance de l'état des matériels et la conformité de leur utilisation au regard de leur destination (V. JCl. Responsabilité civile et Assurances, Fasc. 450-30, par C. Albigès, S. Darmaisin et O. Sautel, n° 66).
Ici, la première chambre civile ne paraît pas s'être bornée à rappeler que les juges du fond doivent vérifier que l'établissement d'accueil a pris toutes les mesures pour assurer la sécurité du déroulement des activités physiques. Il semble que la qualité des installations ne fût pas en cause et que la victime fût expérimentée dans la discipline, justifiant par surcroît d'une affiliation auprès de la fédération concernée. Le fait d'avoir réservé une large diffusion à cet arrêt n'est pas anodin en ce qu'il reconnaît la permanence de l'obligation de sécurité prolongée par le devoir de prudence et de diligence, en toutes circonstances, que ce soit dans le cadre d'une formation ou dans celui d'une pratique autonome ici qualifiée de « libre ». Au-delà de l'exécution des obligations précisées par le Code du sport, notamment en matière d'assurance (C. sport, art. L. 321-1 et L. 321-4), il est souhaitable d'en tirer les enseignements dans la pratique contractuelle des groupements soit en imposant un encadrement systématique, comportant une vérification préalable de l'aptitude du participant, serait-il licencié (ce qui revient vraisemblablement à mettre un terme à l'utilisation entièrement « libre » des équipements, au moins dans les activités les plus dangereuses), soit en invitant les utilisateurs à confirmer expressément la connaissance qu'ils ont prise d'un règlement intérieur aussi exhaustif que possible dans chaque spécialité, et en subordonnant la recevabilité de leur inscription ainsi que l'accès aux locaux à la satisfaction de cette exigence.

CONTRAT - INTERPRETATION

La Semaine Juridique Edition Générale n° 51, 19 Décembre 2011, 1402
L'interprétation des contrats : hier et aujourd'hui

Aperçu rapide par Philippe Malaurie
professeur émérite à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Les dispositions du Code civil sur l'interprétation des contrats ont été qualifiées par Jean Carbonnier de « guide-ânes » . -  La jurisprudence française de deux siècles, la pratique récente des juridictions arbitrales et l'article 8 de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises montrent que l'indépendance de l'interprétation doit se concilier avec le respect de la volonté des contractants 
Ndlr: Ce texte est la reproduction d'une allocution prononcée à l'École nationale de la magistrature (formation continue des magistrats) le 16 novembre 2011.
Trois différents styles de la pensée peuvent aider à interpréter l'interprétation des contrats ; la légende, le maniérisme, la sobriété. La mythologie grecque, telle que la raconte Hésiode, avec la jarre de Pandore. La préciosité à la française, telle que la pratique Jean Giraudoux dans « La guerre de Troie n'aura pas lieu ». L'énergie et le non-conformisme tels que les a vécus Jean Carbonnier avec, pour l'interprétation, deux mots, deux mots seulement qui résument tout.
Pour évoquer le double visage ambigu de l'interprétation juridique des contrats, à la fois indépendance intellectuelle et dépendance à la pensée d'autrui, je dirai donc quelques mots de chacune de ces étapes de l'interprétation de l'interprétation, en suivant un ordre chronologique, commençant par le commencement, Hésiode.
Pandore était selon Hésiode la fille d'Athéna – la déesse de l'intelligence – et d'Héphaïstos – le dieu boiteux des forgerons, prodigieusement créateur. Elle reçut des dieux la plupart des qualités que l'on peut attendre d'une femme et quelques-uns de leurs défauts. Des qualités : la beauté, la grâce, l'habileté, la séduction et l'intelligence – tout ce qu'elle doit à Athéna. Mais aussi des défauts : Hermès – le dieu de la communication, du commerce et des voleurs – mit dans son coeur le mensonge et la fourberie. Et pour parachever cette étrange construction, Zeus, le plus grand des dieux, en fit la punition sanctionnant le genre humain, coupable d'avoir accepté le feu, présent de Prométhée. Voici donc que la plus belle, la plus séduisante et la plus intelligente des mortelles fut le cadeau de Zeus aux hommes pour leur malheur. La suite de l'histoire est encore plus rocambolesque. Le mari de Pandore avait une jarre, fermée par un couvercle qui empêchait son contenu d'échapper. Au moment même où Pandore la découvrit, dévorée de curiosité – une des voies qui mènent à l'intelligence –, elle l'ouvrit et tous les maux qui y étaient enfermés en sortirent et se répandirent sur toute l'humanité, une sacrée boîte à surprises, comme disait Jacques Flour pour l'interprétation des testaments (J. Flour et H. Souleau, Les libéralités : Armand Colin, 1982, n° 212). Et c'est aussi grâce à – si j'ose dire – Pandore que les hommes continuent à être affectés de tous les maux.
Cette jolie mais amère mythologie est facile à interpréter. Pandore est le symbole de l'interprétation juridique des contrats : l'élégance, l'habileté, l'intelligence, comme sa mère Athéna. Mais elle est aussi claudicante et inventive que son père Héphaïstos : les constructions qu'elle forge sont souvent boiteuses. Elle est également le mensonge tortueux dont Hermès l'a dotée. Et enfin, cerise sur le gâteau, elle est la source de tous nos maux, la vengeance de Zeus contre les créations qui illuminent les hommes. Toutes ces allusions à la mythologie qui en fait un cadeau empoisonné peuvent nous paraître un peu artificielles. Je préfère les résumer du mot de Pascal sur l'imagination, soeur jumelle de l'interprétation : une puissance trompeuse, d'autant plus trompeuse qu'elle ne l'est pas toujours. Oui, vraiment, un double visage.
Jean Giraudoux donne de l'interprétation la même image ambigüe dans la Guerre de Troie… , histoire qu'il a un peu ornementée. L'affaire est plus connue que celle de Pandore et je serai donc plus bref. Hector, le plus courageux et le plus glorieux des guerriers troyens veut la paix et décide d'en convaincre Busiris, le conseil juridique des Grecs – le symbole du Quai d'Orsay, génie de l'interprétation des traités internationaux et des innombrables petits arrangements entre les nations. Les Grecs, assure Hector, doivent cesser de voir et de faire un casus belli dans leur débarquement à Troie : il s'agit au contraire d' « un hommage de la marine à l'agriculture ». Par la menace et la rhétorique, il retourne Busiris. Que de vertus dans l'interprétation des contrats ! Elle fait dire à un texte tout et son contraire : « Le droit, conclut Giraudoux, est la plus puissante des écoles de l'imagination ».
Je serai encore plus rapide avec Jean Carbonnier qui avait, comme nul autre, le génie de la concision allusive, réunissant ici en deux mots tout ce que les légendes et les paraboles d'Hésiode et de Giraudoux avaient suggéré : « l'interprétation, avait-il écrit, est la forme intellectuelle de la désobéissance ». Ce qui signifie, si j'interprète Jean Carbonnier, que l'interprétation peut être le non-conformisme – la désobéissance – mais pas toujours car elle est une forme « intellectuelle » et, comme le droit, l'intelligence est « flexible » et peut être l'obéissance. Et l'on aboutit ainsi à la même conclusion qu'avec Hésiode et Jean Giraudoux : l'interprétation est ambigüe, car comme toute la pensée humaine, elle est faite de contradictions : à la fois recherche de la vérité et construction de la vérité.
Et c'est ainsi que pour interpréter l'interprétation je suis amené à aussi interpréter la doctrine, à tenter en quelque sorte la doctrine de la doctrine sur l'interprétation des contrats.
Je laisse de côté tout ce qui dans la doctrine est critique systématique, purement négative, qui ne sert à rien. Goethe avait fait dire à Méphistophélès « je suis l'esprit qui toujours nie » et la pensée juridique comme l'action politique se perdent si elles deviennent contestataires. Ce ne sont pourtant pas les exemples qui manquent. Devant l'interprétation des contrats, beaucoup d'auteurs ont des attitudes d'abandon. Cette interprétation, disent-ils, est un « mystère inaccessible » ; elle est « divinatoire » ; et ils continuent : « L'homme ne peut trouver par lui-même les clartés nécessaires ». « L'interprétation relève de la magie ». « Elle entend découvrir les forces secrètes que l'homme ne peut connaître ». Un peu comme les augures, ancêtres des juges d'aujourd'hui qui découvraient le signe des temps et la direction à suivre dans le vol des oiseaux et les entrailles des poulets sacrés. Ou bien encore, autres phrases tout autant lapidaires : « l'interprétation ne peut être ramenée à un système unique car elle est toujours tributaire des cultures variées, d'un milieu donné et d'une époque déterminée ». « Elle est essentiellement relative, évolutive et incertaine ». Laissons de côté ces visions destructrices qui ne mènent à rien ; bien qu'elles contiennent chacune une part de vérité : il n'est pas faux de dire qu'il y a plusieurs méthodes d'interprétation et qu'elles sont évolutives.
Sans abandonner l'esprit critique qui est de la nature et de la mission de la doctrine juridique et même de toute pensée humaine, quelques auteurs ont trouvé des règles systématisant l'interprétation des contrats en procédant à de nombreuses distinctions, reflétant chacune son double visage ambigu. La plus connue et la plus répandue est celle qui distingue l'interprétation subjective – la recherche psychologique de l'intention des contractants, parfois hypothétique, voire fictive (mais alors on quitte la psychologie) – et l'interprétation objective qui a elle-même de multiples variantes. Henri Batiffol en avait déjà évoqué la diversité en soulignant les deux acceptions du mot sens – la signification et la direction à suivre (H. Batiffol, Questions de l'interprétation juridique, in Choix d'articles : LGDJ, 1976, 408 et s., spec. 418). Les variations sont nombreuses ; en voici trois exemples. D'abord, l'« interprétation raisonnable », proche de l'« interprétation équitable », relève des standards habituels de la Common Law, bien qu'elle fasse partie maintenant de notre droit positif puisqu'elle est prévue par la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises (art. 8). Elle demeure, surtout pour les contrats internes, assez étrangère aux structures mentales de notre système de droit. Elle est pourtant parfois utilisée, par exemple, par la cour d'appel de Lyon : « le vendeur n'était pas raisonnablement en droit de faire supprimer à tout moment et sans motif les ouvertures pratiquées sur le mur mitoyen » (CA Lyon, 27 mai 1975 : D. 1976, p. 637). Ou, une des plus anciennes, l'« interprétation validante » qu'on appelle aussi l'« interprétation utile », qui remonte au Digeste (ut res magis valeat quam pereat) et que plus récentes reprennent plusieurs expressions, synonymes : favor validitatis, favor negotii, in favorem validitatis ; elle est énoncée par l'article 1157 du Code civil : « Lorsqu'une clause est susceptible de deux sens, on doit plutôt l'entendre dans celui avec lequel elle peut avoir quelque effet, que dans le sens avec lequel elle n'en pourrait produire aucun ». Cette méthode est surtout utilisée par les juridictions arbitrales pour les contrats internationaux, mais, même là, elle se heurte à un butoir : le respect des règles impératives sur la validité d'un contrat. Ou enfin, l'interprétation contra proferentem, contre le rédacteur de l'acte, prévue par l'article 1162 du même code : « Dans le doute, la convention s'interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l'obligation ». Et surtout l'article 1602, alinéa 2 : « Tout pacte obscur ou ambigu s'interprète contre le vendeur ». Le droit de la consommation a, comme on le verra, donné un grand essor à cette méthode.
Ces différentes interprétations objectives ont permis à la jurisprudence du XX siècle le « forçage du contrat » découvrant dans le contrat toutes sortes d'obligations que n'avaient ni prévues ni voulues les parties : l'obligation de sécurité, la stipulation pour autrui et les très nombreuses obligations d'information, de conseil et de mise en garde.
Dans sa thèse (B. Gelot, Finalités et méthodes objectives d'interprétation des actes juridiques. Aspects théoriques et pratiques, thèse Paris I : LGDJ, 2003, préf. Y. Flour), Bertrand Gelot pousse encore plus loin les distinctions en montrant que dans l'interprétation objective des contrats, il y a d'autres variantes : les interprétations « régulatrices », « correctives », « complétives ». Après cette forte fragmentation des méthodes d'interprétation des contrats, il concluait cependant en simplifiant, réduisant à deux les principes de l'interprétation des contrats : « L'interprétation oscille sans cesse entre priorité subjective et impératifs objectifs » (op. cit., n° 566, p. 338). « Oscille », c'est donc qu'il y a évolution ou incertitude.
Pour échapper à ces doutes, la pratique a inventé de nombreux et ingénieux modes contractuels de l'interprétation des contrats, que récemment Jacques Mestre et son équipe ont relevés (J. Mestre, J.-Ch. Roda et al., Les principales clauses des contrats d'affaires : Lextenso, 2011). Par exemple, la « clause d'interprétation », fixant l'interprétation sur certains points du contrat ; ou, qui lui ressemble mais plus précise, la « clause de définition », définissant les principaux termes du contrat ; ou la « clause d'intégralité », retirant toute force obligatoire aux éléments extérieurs du contrat (par exemple les négociations préalables) ; ces clauses ne sont valables que si elles respectent les lois impératives, notamment protectrices du consommateur.
Malgré le caractère fragmenté, évolutif, incertain et relatif de l'interprétation des contrats que relève la doctrine, la Cour de cassation a posé deux règles constantes, claires et multiséculaires, devenues enracinées dans notre culture : il y a peu de jurisprudence aussi stable et aussi ferme. Elle se résume dans les deux grands arrêts fondateurs. L'un, l'arrêt Lubbert des sections réunies de la Cour de cassation (la formation ancienne des chambres réunies et de l'Assemblée plénière) du 2 février 1808 (Cass. sect. réun., 2 févr. 1808 : Dalloz, jurispr. gén., V° Société, n° 1097) : donc vieux de plus de deux cents ans ; l'autre, l'arrêt Foucauld et Coulombe du 15 avril 1872, dont l'attendu de principe résume l'économie du système (Cass. civ., 15 avr. 1872 : Bull. civ. 1872, n° 72 ; DP 1872, jurispr. p. 176 ; S. 1872, jurispr. p. 232); « il n'est pas permis aux juges, lorsque les termes de ses conventions sont clairs et précis de dénaturer les obligations qui en résultent et de modifier les stipulations qu'elles renferment ». La règle est archi connue : si la clause est claire et précise, elle doit être appliquée : interprétatio cessat in claris, à peine de cassation de l'arrêt pour dénaturation du contrat ; si elle ne l'est pas, elle doit être interprétée.
Cette double règle est parfois contestée par les auteurs (G. Cornu, Regards sur le Titre III du Livre III du Code civil, Cours de DEA : Les cours de droit, 1977) et, en fait, souvent démentie par de nombreux arrêts. Des contrats, apparemment clairs, sont interprétés – notamment des polices d'assurances – : une obscure clarté qui tombe de la Cour de cassation.
Cette antinomie du clair et de l'obscur que l'on reproche quelques fois à notre jurisprudence est inévitable car elle est congénitale à la pensée et à l'activité humaines et encore plus à la règle de droit qui toujours repose sur la contradiction. On peut en donner un exemple dans un des plus admirables textes du Code civil, l'article 1134, alinéa 1 : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Disposition qui, malgré son apparence de belle clarté, traduit l'ambigüité de la règle de droit. Où est donc le fondement de la force obligatoire du contrat ? Dans la volonté des contractants ou dans la loi ? On peut l'interpréter de deux manières, ce qui a permis au texte de s'adapter aux profonds changements de notre idéologie du XIX siècle à aujourd'hui.
Au XIX siècle, on voyait dans cette disposition un texte reposant sur la volonté des contractants, ce qui correspondait au volontarisme de l'autonomie de la volonté dominante en cette époque ; au XX siècle, on y voyait au contraire, une disposition normative : l'attention n'était plus tellement portée sur le mot « convention » que sur « légalement formée », étant devenu plus soucieux du respect de la loi.
La conclusion s'en est facilement et presque inconsciemment déduite. D'un même texte, –  l'article 1134, alinéa 1 – , s'était imposée au XIX siècle une méthode d'interprétation subjective et psychologique des contrats, recherchant l'intention des parties ; à partir du XX siècle, se sont développées et surajoutées les diverses interprétations objectives.
Malgré ce changement dans les méthodes d'interprétation des contrats, il reste du XIX et du XX siècle une constante : l'interprétation serait toujours un mal nécessaire parce que l'obscurité d'un contrat est un mal ; il est contraire à l'intérêt des parties et même à l'intérêt général qu'un contrat soit obscur, ambigu ou lacunaire.
Pour les contractants, rien n'est pire en effet que l'incertitude contractuelle, source d'atermoiements, de conflits et de contentieux. Est-ce bien sûr ? L'obscurité d'un contrat est néfaste, sans aucun doute ; mais elle présente aussi des avantages, comme nous l'avons vu à l'instant pour une disposition législative avec l'article 1134, alinéa 1 : elle peut permettre l'adaptation à l'évolution, souplesse source de liberté, particulièrement précieuse dans les contrats à longue durée.
Tel est donc le principe. La législation contemporaine protectrice du consommateur sans véritablement s'en écarter, le renouvelle et le rend contraignant. Elle entend, par définition, protéger le consommateur. Appliquant une directive communautaire le Code de la consommation dans l'article L. 133-2 impose depuis 1995 une règle d'interprétation : les clauses des contrats proposées par les professionnels aux consommateurs ou aux non-professionnels « s'interprètent en cas de doute dans le sens le plus favorable au consommateur ou au non-professionnel ». Des règles semblables existaient aussi dès 1804 dans le Code civil, mais alors sans caractère impératif. Ainsi, les articles 1162 et 1602, alinéa 2 (préc.). L'interprétation in favorem d'un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur est désormais contrôlée par la Cour de cassation, même si la clause est obscure ou ambigüe (M. Lamoureux, L'interprétation des contrats de consommation : D. 2006, p. 248, qui estime que l'article L. 133-2, alinéa 2 du Code de consommation n'est pas une règle d'interprétation mais une sanction frappant le professionnel qui a mal rédigé la clause. - Contra L. Grynbaum,  De l'art de la mesure dans la protection du consentement : RDC 2007, p. 973).
Il en est de l'interprétation des contrats comme de toutes les situations humaines et sociales et des institutions juridiques. L'univers idéal des lignes droites et d'objets aux formes régulières n'est qu'une approximation des courbes et des complexités du monde réel. L'interprétation des contrats n'obéit pas à une règle simple : elle est un phénomène complexe relevant à la fois de la recherche de l'intention des parties, du respect de la loi, de la protection de la partie la plus faible et du bon sens.


Statistiques sur la profession d'avocat en 2011

Ministère de la Justice, Communiqué du 8 décembre 2011
Nombre d'avocats. - Au 1 janvier 2011, 53 744 avocats ont été recensés sur l'ensemble du territoire national contre 38 140 dix ans plus tôt (+ 41 %). Avec 22 133 avocats, le barreau de Paris concentre à lui seul 41 % de l'effectif total.
La profession d'avocat se féminise. En 2009, la proportion de femmes dépasse pour la première fois celle des hommes. Elle atteint en 2011, 51,9 % contre 46 % dix ans auparavant.
Mode d'exercice. - En 2011, près des deux-tiers des avocats exercent soit à titre individuel (36,9 %), soit en qualité de collaborateur (28,8 %). Les associés représentent 28,4 % et les salariés, 5,8 %.
Le profil du barreau de Paris est différent puisque la majorité des avocats exercent en qualité de collaborateurs (40,9 %). Devant les autres barreaux, cette proportion n'atteint que 20,3 % en moyenne.
Groupements d'exercice. - Au 1 janvier 2011, on compte 6 467 groupements d'exercice, contre 4 087 en 2001. Les sociétés d'exercice libéral à responsabilité limitée (SELARL, y compris SELEURL) arrivent en première position avec 45,2 % des groupements, suivies par les sociétés civiles professionnelles (SCP) – 34,8 % - et les associations - 12,8 % -.
Cette répartition s'est beaucoup modifiée au cours de la décennie. Le nombre de SELARL a été multiplié par 3,6 étant passé de 789 à 2 828 entre les années 2001 et 2011, tandis que celui des SCP est resté stable – autour de 2 200 -.
Mentions de spécialisation. - En 2011, on dénombre 11 216 mentions de spécialisation contre 13 235 en 2001 (- 15 %). Onze barreaux regroupent à eux seuls la moitié des mentions de spécialisation. Le barreau de Paris arrive en tête avec 2 239 mentions, soit 20 % de l'ensemble.
Les avocats se spécialisent massivement dans les secteurs du droit intéressant la vie économique et sociale. En effet, plus de six mentions sur dix recouvrent des spécialités du droit pour lesquelles le conseil aux entreprises est développé. Ainsi, le droit social (16,8 %), le droit fiscal (14,6 %) et le droit des sociétés (13,3 %) sont les trois mentions de spécialisation les plus fréquentes.
Avocats étrangers. - Au 1 janvier 2011, 1 709 avocats étrangers sont inscrits au tableau de soixante et un barreaux, dont les trois-quarts à celui de Paris (1 264). Avec 4,4 % des avocats étrangers le barreau des Hauts-de-Seine arrive en seconde position (76).
Parmi les 1 709 avocats étrangers recensés en 2011, 892 sont originaires d'un pays de l'Union européenne (52,2 %), pour la plus grande part d'Allemagne (12,5 %) et du Royaume-Uni (10,8 %). Hors Union européenne, les avocats sont principalement originaires d'un pays d'Afrique (27,2 %) et d'Amérique du Nord (10 %).
Avocats inscrits à un barreau étranger. - Au 1 janvier 2011, 2 368 avocats sont inscrits à la fois à un barreau français et à un barreau étranger, contre 761 dix ans plus tôt. La quasi-totalité d'entre eux sont inscrits au barreau de Paris (95 %).
Bureaux secondaires. - Le nombre de bureaux secondaires ouverts dans le ressort des barreaux par des avocats non inscrits à ces barreaux a augmenté de 45 % entre 2001 et 2011, passant de 654 à 949.

vendredi 18 novembre 2011

L'INTERPRETATION DES ARRETS DE LA COUR DE CASSATION



Carbonnier, Note sur les notes d'arrêts, D. 1970, p. 137
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Voulet, L'interprétation des arrêts de la Cour de cassation,  JCP G 1970 I n ° 2305
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Communication de la Cour de cassation, Interprétation et portée des arrêts de la Cour de cassation en matière civile,
http://www.courdecassation.fr/publications_cour_26/bulletin_information_cour_cassation_27/bulletins_information_2007_2256/n_661_2399/#
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Recueil Dalloz 2004 p. 2239
L'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation

Jacques Ghestin, Professeur émérite de l'université de Paris I Panthéon-Sorbonne, Ancien secrétaire de la conférence du stage des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation

L'essentiel
De nombreux commentateurs critiquent l'ambiguïté, l'hermétisme, des arrêts de la Cour de cassation. Leur concision résulte cependant de son histoire et de sa fonction normative particulière. Elle s'efforce d'ailleurs aujourd'hui de rendre plus lisible la « ratio decidendi » de ses décisions, notamment par la mention officielle des précédents cités lors du délibéré. En revanche, un apprentissage du droit et de la technique de la cassation devrait être obligatoire pour l'accès aux professions juridiques et judiciaires, car son absence conduit des praticiens et des universitaires confirmés à de flagrantes erreurs d'interprétation. Un nouvel exemple significatif en est donné par les multiples commentaires d'un arrêt du 16 mars 2004, présenté, à tort, comme important, parce qu'il remettrait en cause la jurisprudence du « Canal de Craponne », en posant une obligation de renégocier les contrats en cours, déséquilibrés par une modification imprévue des circonstances économiques.


1 - L'essentiel du droit civil français, spécialement le droit des contrats et de la responsabilité, résulte actuellement des arrêts de la Cour de cassation(1). A son autorité hiérarchique, qui lui permet d'imposer sa doctrine aux juges du fond, au moins pour les affaires importantes qui montent jusqu'à elle, s'ajoutent le nombre de ses arrêts, et, depuis peu, la consultation facile, via Légifrance notamment, de la masse de ses décisions inédites. Cette abondance devrait permettre de trouver, dans chaque situation, la réponse adéquate à la question posée.

Il faut cependant « tenir compte de ce que souvent la règle qui résulte d'un précédent n'est pas entièrement claire. Le raisonnement juridique particulièrement complexe du juge à la recherche de la solution juste est rarement explicité »(2). « C'est souvent sa formulation par la doctrine en termes clairs et convaincants qui lui donnera toute sa portée »(3). Chaque auteur est naturellement libre d'exposer son interprétation de la jurisprudence et d'en présenter une synthèse personnelle, traduisant notamment ses valeurs personnelles(4). La diversité légitime des constructions doctrinales, élaborées à partir d'un ensemble de décisions, suppose toutefois que les auteurs partent tous d'une compréhension techniquement correcte des arrêts de la Cour de cassation qu'ils utilisent. Force est alors de constater qu'aujourd'hui, dans la pratique, ils n'y parviennent pas toujours. Faut-il en imputer la responsabilité à la motivation des arrêts de la Cour de cassation ou à la formation de leurs interprètes ?

2 - Un incident relativement récent permet d'illustrer l'importance et la difficulté du problème. Dans un « courrier des lecteurs »(5), M. Paul Grimaldi, usant expressément, en sa qualité de conseiller-doyen de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, d'un droit de réponse, s'est ému de deux commentaires, publiés dans le Recueil Dalloz, d'un arrêt du 26 octobre 1999, rendu par la Chambre dont il présidait la formation. Il a fait état, en particulier, de l'utilisation par M. Larroumet(6), à quatre reprises, de l'emploi du « terme de « bévue » », celle-ci étant « une fois qualifiée de « lourde » » et de l'affirmation que « la Chambre a violé « ouvertement » une règle « limpide du code civil ». Il a ajouté que l'autre commentateur, M. Aynès(7), « se demande si l'article 1692 du code civil a été « abrogé » par cet arrêt ».

3 - M. Libchaber(8) est revenu sur « cette réaction » qu'il qualifie « d'épidermique », car derrière celle-ci se dissimulent, selon lui, « des questions de fond plus intéressantes concernant les modes de production du droit ». Ces questions doivent effectivement retenir l'attention. M. Libchaber, cependant, retient seulement des explications de M. Grimaldi l'une des raisons qui auraient déterminé la Cour de cassation à tenir pour justifiée l'exclusion de l'article 1692, à savoir l'importance pour la caution de la personne du créancier principal, qui ne peut être interchangeable sans son accord. Il exprime avec force le regret que cela n'ait pas été énoncé dans les motifs de l'arrêt lui-même et estime, en outre, que « cette justification » est « très éloignée d'être sans réplique » et que l'exclusion de l'article 1692 « n'en est pas moins particulièrement malheureuse dans le cadre principal du droit civil ».

4 - Notre objet n'est pas ici de revenir sur le débat de fond, si ce n'est pour observer que, à tort ou à raison, nous avions approuvé l'arrêt du 26 octobre 1999(9), en nous référant expressément au commentaire de M. Stéphane Piedelièvre(10). Ce qui retient l'attention au regard de la présente étude, c'est que M. Libchaber observe « qu'il n'aurait fallu qu'une phrase pour que la doctrine saisisse la ratio decidendi de l'arrêt, ce qui n'eût pas plus constitué un important surcroît de travail, que dénaturé la forme syllogistique de l'arrêt ». Pour cet auteur, « une question essentielle demeure : pourquoi faudrait-il considérer comme allant de soi que la motivation d'un arrêt de Cour suprême se trouve en dehors de ses motifs ? »(11). Il est intéressant d'observer ici que M. Piedelièvre avait bien vu, quant à lui, et, semble-t-il, sans le secours des explications complémentaires de M. Grimaldi(12), que l'arrêt du 26 octobre démontrait « une nouvelle fois que la personne du créancier ne joue pas en cette matière un rôle secondaire »(13). Il n'était donc pas impossible pour un commentateur de saisir « la ratio decidendi de l'arrêt », malgré la « phrase » qui aurait manqué dans ses motifs(14).

5 - Il faut relever surtout que M. Paul Grimaldi avait écrit que « les deux auteurs soutiennent essentiellement que la Chambre aurait dû, par application de l'article 1692 du code civil, dire que la caution devait garantir les loyers postérieurement à la vente de l'immeuble donné à bail ». Il avait précisé : « l'arrêt d'appel déféré excluait expressément l'application de l'article 1692 du code civil. L'un des auteurs souligne d'ailleurs cette exclusion qu'il regrette. J'ai relu le mémoire en demande et le mémoire en défense ; neuf textes sont cités à plusieurs reprises ; en revanche n'est pas cité, même par allusion, l'article 1692 du code civil. Autrement dit, c'est sur une exclusion, sur laquelle les parties s'accordaient, qu'est construite toute l'argumentation des deux annotateurs ».

M. Libchaber ne prend absolument pas en considération ces informations relatives à la procédure, alors que M. Larroumet, au moins, avait connaissance de l'arrêt attaqué. Pourtant, on voit mal pourquoi la Cour de cassation, dont il faut rappeler qu'elle n'est pas en France un troisième degré de juridiction et qu'elle se borne à statuer sur la conformité à la loi des arrêts, aurait ajouté, à la discussion effective qui lui était soumise, des motifs visant à justifier l'exclusion de l'article 1692. Celle-ci, selon M. Grimaldi, avait été expressément jugée par l'arrêt déféré et les mémoires des deux parties ne faisaient aucunement état de ce texte en faveur du rejet ou de l'admission du pourvoi, seule question soumise à la Cour de cassation en l'espèce.

Plus ou moins ignorées des deux commentateurs visés par M. Grimaldi, les données résultant de la procédure particulière du pourvoi en cassation semblent tenues pour tout à fait négligeables par M. Libchaber. Celui-ci(15) fait état de « l'hermétisme » de la Cour suprême et de la « surévaluation jurisprudentielle à laquelle procède la doctrine ». Ne serait-il pas plus exact de penser que beaucoup d'auteurs, et non des moindres, nous en verrons d'autres exemples,ne semblent pas toujours suffisamment familiers avec le « droit et la pratique de la cassation en matière civile »(16), qui est le complément nécessaire du Bulletin des arrêts civils de la Cour de cassation, sans l'étude desquels la lecture et la compréhension de ceux-ci relèvent effectivement de la devinette ?

6 - C'est le moment de revenir à notre interrogation initiale. Les interprètes a priori les plus autorisés rendent mal compte de la pensée des rédacteurs des arrêts de la Cour de cassation. Faut-il en imputer la responsabilité à la motivation de ces arrêts ou à l'apprentissage de leur interprétation ? Le premier terme de l'alternative fait l'objet depuis longtemps d'un débat qui oppose ceux qui dénoncent une motivation insuffisante de ces arrêts à ceux qui trouvent celle-ci tout à fait satisfaisante. Le second terme, en revanche, est rarement évoqué.

Dans un récent « point de vue »(17), M. Atias écrivait : « S'il devait apparaître que la formation des juges, des avocats, des notaires, des juristes d'entreprises est inappropriée, insuffisante, défectueuse, il serait temps d'adopter les mesures de redressement requises. Une seule faute serait grave ; ce serait l'inaction ». Dans cette optique, il est permis de se demander si l'enseignement de l'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation ne serait pas un point important sur lequel devrait porter notre réflexion critique.

Cette interprétation est relativement difficile, car elle suppose une bonne connaissance de la technique particulière de rédaction de ces arrêts, elle-même liée à son élaboration, sur laquelle la récente étude du président Tricot est particulièrement éclairante(18). Or il suffit de lire les publications juridiques pour constater, d'une part, qu'un bon nombre de praticiens actuels ne savent pas lire correctement les arrêts de la Cour de cassation, ce qu'il est permis d'imputer à la formation universitaire et professionnelle qu'ils ont reçue(19), et, d'autre part, que beaucoup d'universitaires eux-mêmes sont loin de maîtriser la technique d'interprétation qu'ils devraient enseigner(20).

C'est pourquoi, après des observations visant essentiellement à actualiser le débat devenu classique sur la motivation d'un arrêt de la Cour de cassation, il faudra insister sur l'apprentissage de son interprétation.

I - La motivation d'un arrêt de la Cour de cassation

7 - Les arrêts de la Cour de cassation sont rédigés de façon très concise et les principes qu'ils contiennent parfois sont encore plus brefs, au point d'être quelquefois elliptiques(21). Des auteurs, dont l'autorité est reconnue, leur ont reproché de manquer ainsi de clarté, faute d'expliciter suffisamment la portée du principe posé et les raisons qui avaient conduit à l'adopter(22).

Tout récemment, Mme Gjidara, dans une étude générale sur la motivation des décisions de justice(23), n'a pas hésité à affirmer que, « dès lors que son audience s'élargit à l'ensemble de la nation française, la Cour de cassation doit s'expliquer de façon claire et compréhensible au moment même où elle s'exprime. C'est par l'exposé détaillé des arguments rejetés, comme de ceux qu'elle a retenus, que la Cour de cassation pourra jouer un rôle social étendu, à l'image des Cours anglaise et américaine... C'est par une motivation explicite et convaincante que ces Cours ont acquis leur autorité tant auprès des Etats que de leurs citoyens »(24).

8 - Pour justifier la concision des arrêts de la Cour de cassation française, il est classique d'invoquer le nombre des pourvois, lié lui-même à celui des cas d'ouverture à cassation. M. Daniel Tricot(25), agrégé des facultés de droit et actuellement président de la Chambre commerciale, a qualifié de « critique inadaptée » le regret « courant » de « l'absence de motivation des arrêts rendus par la Cour de cassation ». Pour lui, « En choisissant une thèse de préférence à une autre, la Cour ne méconnaît pas les mérites de celle qui a été écartée ; si elle invoquait un argument au soutien de la thèse retenue en passant sous silence les arguments contraires, elle laisserait planer l'impression que le dossier n'a fait l'objet que d'une étude partielle. Un arrêt qui tranche un débat n'a rien d'une dissertation juridique. Tout au plus, la Cour peut, en introduisant une justification, montrer la logique de son raisonnement ».

9 - La motivation d'un arrêt de la Cour de cassation française est étroitement liée à sa mission spécifique. C'est ce que montrent l'évolution historique de la motivation de ses arrêts et sa nature institutionnelle.

10 - M. Bérenger, auteur d'un mémoire de troisième cycle publié en 2003, estime(26) à cet égard qu'un « fossé s'est établi entre deux époques », c'est-à-dire entre le XIXe siècle, où « les motivations étaient si brillantes qu'un étudiant aurait pu indistinctement enrichir sa réflexion en lisant un manuel de droit ou un arrêt de la Cour de cassation », et l'époque actuelle. Pour cet auteur, le nombre des pourvois à traiter serait une mauvaise excuse puisque, dès 1935, l'impératif de décisions brèves était déjà en vigueur(27). Il en déduit(28) que : « aujourd'hui le constat est préoccupant : l'arrêt de la Cour de cassation est souvent un texte hermétique ; les grandes questions de droit sont résolues en quelques lignes et d'une telle manière que, en réalité, la Cour ne répond jamais à la question posée. La sacro-sainte formule, quasi dogmatique, prend alors la tournure d'une formule incantatoire : vu l'article tant... ». « Nul doute », ajoute-t-il, « que les hauts magistrats raisonnent encore ; seulement ils ne prennent plus la peine de s'expliquer ». Annonçant les deux parties du mémoire qu'il introduit, il oppose l'heureuse époque de « la motivation : mise en oeuvre du savoir juridique » à celle d'aujourd'hui où l'on serait passé de « l'utilisation d'un savoir à l'exercice d'un pouvoir ».

Ce mémoire, au demeurant bien documenté par une étude directe des arrêts sélectionnés, ne fait pas état de la publication antérieure de M. Yves Chartier(29), qui traite cependant du même sujet, avec une analyse historique différente, apparemment plus élaborée, notamment en ce qu'elle distingue non pas deux, mais plusieurs périodes, aux caractéristiques distinctes.

11 - Ces histoires de la motivation des arrêts de la Cour de cassation pourraient, semble-t-il, être utilement rapprochées de l'évolution historique de ses pouvoirs et de son autorité.

Dans la liste des arrêts du XIXe siècle cités par M. Bérenger, plus de la moitié de ceux qui ont été rendus par la Chambre civile est antérieure à la loi du 1er avril 1837. Or on sait qu'à l'origine l'interprétation de la loi appartenait en dernier ressort au référé législatif. L'échec de celui-ci avait conduit, après la chute du Premier Empire, à la loi du 30 juillet 1828 qui supprimait le référé législatif et donnait le dernier mot à la cour d'appel, deuxième juridiction de renvoi. Malgré deux arrêts de censure, la Cour de cassation demeurait impuissante. Ce danger n'avait rien d'illusoire. De 1828 à 1836, sur 49 cassations après renvoi devant les Chambres réunies, il n'y eut que 29 arrêts de renvoi conformes à la doctrine de la Cour suprême. C'est la loi du 1er avril 1837 qui a finalement permis à la Cour de cassation d'imposer son interprétation(30).

M. Chartier(31) a observé que c'était à compter de 1840, et surtout de 1850 à 1870, que la Cour de cassation avait motivé ses arrêts par de « véritables consultations ». Il est intéressant d'observer à cet égard que les arrêts des Chambres réunies, d'abord assez fréquents, sont devenus exceptionnels avec la reconnaissance, aujourd'hui incontestée, de l'autorité de la Cour de cassation. De 1837 à 1847 on relève une moyenne de dix arrêts par an. Celle-ci diminue régulièrement jusqu'en 1877 pour accuser ensuite une chute importante, la moyenne se fixant alors à deux ou trois arrêts annuels, à comparer avec l'augmentation importante du nombre d'arrêts rendus(32).

Il existe ainsi logiquement un rapport entre la rédaction des arrêts de la Cour de cassation et la reconnaissance progressive de son autorité, juridique d'abord, jusqu'en 1837, morale ensuite, de 1837 à 1877. Une étude historique approfondie et plus fine qu'une simple opposition entre le XIXe siècle et aujourd'hui permettrait sans doute de vérifier plus précisément cette hypothèse. L'autorité légale résultant de la loi de 1837 et l'autorité morale progressivement acquise de 1837 à 1877 ont permis, semble-t-il, à la Cour de cassation de rédiger ses arrêts dans le style correspondant à sa nature juridique propre.

12 - M. Zenati, dans une étude récente(33), a soutenu que la Cour de cassation, dès lors qu'elle n'est pas un troisième degré de juridiction, ce que personne ne conteste, ne serait donc pas une juridiction, mais une institution de nature législative résultant de la conjugaison de sa nature répressive, qui vise à imposer aux juridictions le respect de la loi, et de sa nature herméneutique, qui lui donne le pouvoir d'imposer son interprétation de celle-ci.

Selon M. Zenati(34), « la puissance ainsi conquise a rejailli sur le style des arrêts de la Cour de cassation, dont on a vainement et injustement critiqué le laconisme, lequel n'est pas le produit d'un choix esthétique ni celui d'un particularisme culturel mais celui d'un indice structurel de souveraineté. Une institution chargée de poser des règles de nature législative n'a pas vocation à motiver sa décision comme un juge. Le jugement est un acte rhétorique qui tend à convaincre les plaideurs du bien-fondé de la décision qu'il contient, ce qui explique que le juge soit enclin, en dehors de toute obligation légale, à motiver ses sentences. Tel est le style des arrêts rendus par les cours suprêmes de pleine juridiction et en particulier de celles de common law, dont le caractère ampliatif est bien connu. L'autorité chargée de donner l'interprétation de la loi n'a, au contraire, pas lieu de se justifier, pas plus que n'a à le faire le législateur lui-même. Bien mieux, le faire affaiblirait son interprétation ; l'imperatoria brevitas des arrêts suprêmes emprunte au style concis et ferme de la loi ».

13 - Il est exact que la Cour de cassation ne juge pas les procès, mais se borne à vérifier si les décisions soumises à sa censure ont été rendues conformément à la loi. La distinction du fait et du droit et le mécanisme du renvoi traduisent concrètement cette mission spécifique(35). De cette nature juridique particulière il résulte que l'extension pure et simple à la Cour de cassation des mêmes exigences de motivation que celles qui pèsent de façon générale sur toutes les juridictions prête le flanc à la critique.

A partir de là, il a pu être légitimement observé que la raison essentielle de la concision de ses arrêts(36) est que « la Cour de cassation, en évitant d'entrer dans le détail d'une argumentation, refuse de se placer au niveau de tous ceux, juges ou juristes, qui discutent d'une question controversée ; elle affirme sa position, et lui confère une valeur juridique comme expression de son autorité juridictionnelle »(37). L'affirmation des solutions correspond ainsi au pouvoir normatif de la Cour de cassation. Des auteurs ont observé, en outre, que l'affirmation des solutions, sans autre explication, accroît leur netteté et facilite « le diagnostic de la ratio decidendi », en opposant cette concision à la richesse des considérations doctrinales qui, dans certaines décisions anglo-américaines, « trouble le débat et rend insaisissables les assises de la décision »(38). Il est clair, en outre, que la Cour de cassation souhaite ne pas s'engager trop loin par des motifs expliquant le pourquoi de ses décisions, et risquer ainsi de perdre sa liberté d'appréciation(39).

14 - Il ne faut pas oublier, cependant, que la Cour de cassation, n'exerce sa fonction normative qu'à la suite d'une voie de recours et selon une procédure qui reste fondamentalement judiciaire. Il n'est pas évident que l'affirmation qu'elle n'est pas un troisième degré de juridiction suffise à lui dénier la nature de juridiction. Dans l'esprit de ceux qui l'expriment, elle signifie plus simplement qu'elle est une juridiction d'une nature différente des juges du fond et que le pourvoi en cassation est certes un recours, mais extraordinaire. C'est d'ailleurs parce qu'elle ne peut intervenir, sauf exception de portée très limitée en pratique, que sur un pourvoi de plaideurs et en réponse aux moyens qu'ils ont fait valoir que sa mission spécifique de contrôle de la légalité des décisions des juges du fond et d'interprétation de la loi ne peut s'exercer qu'à l'intérieur de limites assez contraignantes, qui ne sont pas toujours parfaitement connues et comprises, nous le verrons, des commentateurs de ses arrêts.

C'est parce qu'elle est une juridiction que, si elle peut, aux termes de l'alinéa 2 de l'article 620 du nouveau code de procédure civile, casser une décision en relevant d'office un moyen de pur droit qui n'aurait pas été invoqué par un plaideur, elle doit alors, selon l'article 1015 du même code, pour respecter le principe du contradictoire, inviter au préalable les parties à produire leurs observations(40).

C'est pour la même raison qu'elle est également soumise aux dispositions de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme qui visent à faire respecter le droit à un procès équitable. Des études récentes(41) font état ainsi de trois condamnations de l'Etat français par la Cour européenne des droits de l'homme(42) sanctionnant, sur le fondement de ce droit, la motivation insuffisante d'arrêts de notre Cour suprême. Ces trois arrêts semblent cependant se borner à imposer la réparation par l'Etat français d'erreurs, que l'on sait inévitables dans toute entreprise humaine. Elles répondent partiellement à la question d'un contrôle de type disciplinaire posée par M. Guinchard : « Qui cassera les arrêts de la Cour de cassation ? »(43). En revanche, même si « l'insuffisance de la motivation n'a sans doute pas été étrangère à » l'arrêt Dulaurans(44), elles n'imposent pas à celle-ci une motivation, qui répondrait vraiment au voeu d'une partie de la doctrine, sous forme d'une présentation explicite des arguments ayant justifié la solution retenue, voire de ceux qui ont été écartés(45).

15 - La nature institutionnelle de la Cour de cassation est complexe. Sa mission législative, résultant de la combinaison de sa fonction de répression des décisions judiciaires contraires à la loi et d'interprétation de celle-ci, est rendue particulièrement difficile dans le cadre juridictionnel où elle est tenue de l'exercer.

C'est ce qui explique et justifie, semble-t-il, le choix de la voie moyenne et prudente qui est actuellement la sienne quant à la motivation de ses arrêts. Elle est d'ailleurs ancienne. Comme l'observe M. Chartier(46), « à reprendre la promenade au cours des ans, on ne peut que constater la volonté permanente de la Cour de cassation de ne pas alourdir ses arrêts, de « faire court », de s'en tenir à l'essentiel. Certes est-il possible de relever, dans les premiers temps, quelques exemples de rédaction dans la forme et le style qu'empruntent les juges du fond... : mais il ne s'agit que de rares exceptions. Même si elle n'a pas connu un égal succès selon les époques, la formule brève a tout de suite été utilisée, pour ne pas dire mise à l'honneur ». Selon cet auteur(47), aujourd'hui la Cour de cassation ne justifie plus « l'expression d'une vérité juridique » qui constitue la majeure de son « syllogisme ». Il ajoute : « Faut-il le regretter ? On peut certes le faire, en gardant la nostalgie d'arrêts comme ceux qui ont été cités, et qu'on trouve toujours plaisir et bénéfice à relire ». Il estime, quant à lui, que, malgré des avis divergents, le « doyen Breton a eu sur ce point des propos décisifs » et qu'un « équilibre a été trouvé entre deux extrêmes que symbolisent, d'un coté, la période révolutionnaire », caractérisée par une motivation très brève souvent limitée au visa des textes, « de l'autre, celle du Second Empire ».

Ce juste milieu paraît raisonnable et conforme à la complexité de la nature de la Cour de cassation. Encore faut-il que celle-ci ait toujours présent à l'esprit que l'excès de concision peut aussi conduire à l'ambiguïté, ce qui serait incompatible avec sa mission de dire le droit. Comme l'observe M. Xavier Henry(48), « toute décision ne peut se comprendre que dans un rapport aux textes existants et aux précédents jurisprudentiels ».

16 - C'est dans cet esprit que la Cour de cassation fait aujourd'hui un effort certain, notamment par la publication de son rapport annuel, afin de rendre sa jurisprudence plus compréhensible. Une nouvelle preuve en est donnée par la modification, récemment annoncée par M. Lesueur de Givry, conseiller à la Cour de cassation et directeur de son Service de documentation et d'études, de « sa méthode de renvois aux précédents, pour tenir compte, dans toute la mesure du possible, des critiques constructives formulées par » M. Xavier Henry sur le fonctionnement de la Cour de cassation et ses publications(49). En publiant ces critiques la Cour de cassation montre qu'elle est ouverte à un véritable dialogue avec les universitaires de bonne volonté et qu'il est injuste d'écrire « qu'il n'est pas sûr qu'ils » (les juges) « se soucient encore d'une quelconque intelligibilité des arrêts de la Cour »(50).

M. Xavier Henry écrit(51), pour justifier la « nécessité du chaînage institutionnel », que celui-ci est la trace d'une intention qui mérite à ce titre d'être objectivement connue, de la même façon que la volonté du législateur est un élément qui occupe une place spécifique dans la compréhension des textes ». Il insiste sur la supériorité de ce « chaînage institutionnel », « conçu en même temps que la décision », ce qui lui permet d'être « fiable et rapide », par rapport au « chaînage extérieur » des revues juridiques, qui n'est pas accessible à tous, et qui, lorsqu'il est rapide, est peu fiable, et, lorsqu'il émane de « spécialistes du secteur », « est le plus souvent tardif ». Il préconise(52) donc qu'une meilleure information soit donnée par le Service de documentation et d'étude avec le concours actif indispensable d'un membre de la formation ayant assisté au délibéré, rapporteur, ou, à défaut, président ou doyen.

17 - Il est toutefois précisément reproché à la Cour de cassation d'être obligée d'expliquer a posteriori le sens de ses arrêts faute de les avoir suffisamment motivés(53).

Il faut alors se demander pourquoi, alors que, comme l'observe M. Xavier Henry(54), « bon nombre de juridictions européennes intègrent le renvoi aux précédents dans les motifs mêmes de leur décision », « tel n'est pas, sauf cas exceptionnel, la solution adoptée par la Cour de cassation ». Leur insertion faciliterait pourtant le travail des commentateurs sans augmenter beaucoup celui de la juridiction, puisqu'elle se bornerait à citer les précédents dont, par définition, elle a tenu compte. Cela permettrait, le cas échéant, de constater qu'elle n'a pas vu, ou voulu voir, un précédent jugé utile par d'autres, émanant notamment d'une autre formation. Il est vrai qu'en reconnaissant à la mention des précédents un caractère officiel, comme le demande M. Xavier Henry, on obtiendrait une information pratiquement équivalente à leur incorporation dans les motifs mêmes de l'arrêt. Le choix entre les deux présentations relèverait alors surtout de l'esthétique.

18 - M. Canivet, premier président de la Cour de cassation, a écrit récemment(55) que « dorénavant, les rapports, qui présentent une analyse objective de la question de droit sans dévoiler la solution proposée, sont des pièces de procédure portées à la connaissance des parties, laissées dans les dossiers et bientôt, dans les affaires importantes, disponibles avec les arrêts sur les bases informatiques internes de la Cour. Ainsi » a-t-il ajouté, « en même temps que la conservation de ces études scientifiques de haut niveau, seront protégées les traces tangibles d'une oeuvre juridictionnelle, généralement considérable au fil du temps, accomplie par les juges de cassation dans chacun des dossiers ». Il serait évidemment souhaitable que ces rapports n'aient pas seulement pour vocation essentielle de servir d'archives, mais qu'ils soient rapidement rendus accessibles aux commentateurs des arrêts de la Cour de cassation.

19 - Est-il possible d'aller au-delà et de répondre au souhait, exprimé avec vigueur, par une partie de la doctrine ? C'est ainsi que, selon Mme Gjidara(56) : « Pour comprendre une décision de justice et y adhérer, les justiciables doivent pouvoir à la seule lecture de l'arrêt en comprendre les intentions et en saisir la portée », ce qui « devrait à terme infléchir la pratique actuelle de la Cour de cassation, dans la mesure où elle porte atteinte à la dignité de la justice ainsi qu'à la confiance placée en elle par les justiciables ». M. Bérenger(57) va plus loin encore. Après avoir affirmé que « les motivations elliptiques rendent difficile la compréhension des arrêts », il ajoute : « Mais il y a bien plus que cela. Il y a le réel désir des juges de rester dans le vague et le flou ; et le seul moyen d'y arriver est d'avoir recours à un langage d'initié et de technicien. Cela participe aussi à l'idée que l'on peut se faire du pouvoir.... Dans l'esprit des magistrats, le langage judiciaire, et surtout celui de la Cour de cassation, ne doit être compris que par les initiés ».

Il est vrai que la pleine compréhension des arrêts de la Cour de cassation exige une formation particulière. Il semble cependant que M. Bérenger confonde quelque peu, avec une initiation à des pratiques délibérément occultes, l'apprentissage de l'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation.

II - L'apprentissage de l'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation

20 - MM. Jacques et Louis Boré(58) écrivent à cet égard : « Nous ne croyons pas... que l'on pourrait se passer, comme l'a souhaité un auteur (A. Tunc, La Cour suprême judiciaire, RID comp. 1978, p. 463), de toute une « casuistique de lecture des arrêts », que certains magistrats ou professeurs ne se vantent d'ignorer que parce qu'ils négligent de l'enseigner(59), et qui n'est pas, à vrai dire, aussi difficile à assimiler qu'on l'a prétendu. Cette casuistique est, en effet, inévitablement liée au fait que la Cour de cassation ne statue jamais sur les questions qui lui sont soumises que dans le cadre d'ouvertures précises, dont les conditions d'application sont assez rigoureuses ; et elle ne pourrait disparaître tout à fait que si la Cour suprême judiciaire française devenait, comme la Chambre des Lords d'Angleterre ou la Cour suprême du Canada, une juridiction ayant une compétence générale de troisième degré, ce qui serait profondément contraire à la loi de son office ».

21 - Pour M. Atias, qui a rédigé la préface de l'ouvrage de M. Bérenger(60), « il faut souhaiter que la publication de ce beau mémoire ait une vertu incitative et porte d'autres réflexions qui en prolongeront les hypothèses et les conclusions. La Cour de cassation est une institution trop forte, sa tradition est trop riche, ses fonctions sont trop importantes pour que les facultés de droit renoncent à passer son histoire, son travail, ses changements au microscope ». L'invitation mérite notre attention.

Il ne faudrait pas toutefois que ce travail « au microscope » serve à mettre en lumière la paille dans l'oeil de la Cour de cassation pour mieux occulter la poutre qui est dans celui de la doctrine. Dénoncer de façon générale « l'hermétisme » des arrêts actuels de la Cour de cassation ne doit pas servir de justification facile à la difficulté que rencontrent trop de praticiens et d'universitaires, qui ont formé ceux-là, à comprendre ses arrêts, faute de savoir comment ils sont rédigés et doivent être lus.

22 - J'ai déjà eu l'occasion, dans un ouvrage en l'honneur du regretté André Ponsard(61), d'énoncer quelques réflexions sur l'interprétation des arrêts de la Cour de cassation. En dehors des rares professeurs qui sont appelés à entrer à la Cour de cassation et qui peuvent accepter cet honneur, la plupart des universitaires, allocataires de recherche, puis ATER, puis maîtres de conférence, avant de devenir professeurs, éludent la formation acquise autrefois chez un avocat à la Cour de cassation par la plupart des « agrégatifs ». Ils n'ont de ce fait, du fonctionnement de cette institution et de la rédaction de ses arrêts, que des notions théoriques, ce qui peut les conduire à des erreurs quant à l'interprétation de ceux-ci et leur rendre plus difficile, sur ce point essentiel, la formation indispensable des étudiants. J'avais montré, à titre d'exemple, qu'il ne faut pas présenter comme une solution nouvelle, certaine et importante ce qui n'a pas été jugé par la Cour de cassation(62), qu'il ne faut pas interpréter un arrêt de la Cour de cassation sans se référer au moyen qui lui était soumis(63) et qu'il faut se référer si nécessaire à la procédure antérieure pour mieux comprendre un arrêt de lecture difficile(64).

Les erreurs d'interprétation, présentées à titre de simples exemples, étaient le fait, soit de purs praticiens, soit de praticiens enseignants, soit encore d'un rédacteur de revue juridique, soit même d'universitaires, professeurs agrégés des facultés de droit.

23 - J'avais cité, à titre d'anecdote introductive, l'histoire d'un candidat, finalement malheureux, à un poste d'assistant à la faculté de droit de Bordeaux, dans les années soixante, qui avait longuement disserté sur la grave contradiction intellectuelle entachant, selon lui, les motifs d'un arrêt rendu par la Cour de cassation, sans prendre garde au fait que, s'agissant d'un arrêt de rejet, la thèse du pourvoi était ensuite écartée par des motifs naturellement contraires(65). Dans un excellent ouvrage sur la « Technique de cassation »(66), préfacé précisément par André Ponsard, les auteurs énoncent « une observation importante d'ordre général : il ne faut pas confondre - il s'agit là d'une erreur que commettent beaucoup de « débutants » - le résumé du moyen et sa réfutation ». Ils ajoutent que « le résumé du moyen, s'il est important pour apprécier la portée de sa réfutation, et donc la portée de l'arrêt, n'exprime bien entendu pas l'opinion de la Cour de cassation. Il constate seulement l'énoncé objectif d'une critique adressée à l'arrêt ».

Il doit être enseigné aux étudiants, dès la première année de DEUG, que lorsqu'on lit un arrêt de la Cour de cassation il est indispensable de bien déterminer la personne ou la juridiction que fait parler le rédacteur de l'arrêt. Or il semble que des juristes aux titres prestigieux puissent méconnaître cette règle essentielle. Peut-on alors incriminer « l'hermétisme » des arrêts actuels de la Cour de cassation ?

24 - Pour illustrer mon propos, je présenterai l'exemple récent et particulièrement significatif de l'interprétation d'un arrêt de rejet rendu le 16 mars 2004 par la 1re Chambre civile de la Cour de cassation(67).

Mon attention avait été attirée par le commentaire, dans les Echos des 16-17 avril 2004 (p. 11), de M. Eric Borysewicz, « avocat à la cour » de Paris « et au barreau de New York », du Cabinet Courtois Lebel. Sous le titre « Renégociation des contrats en cours : la révolution annoncée », cet auteur écrit d'abord : « Remettant en cause l'un des fondements les mieux établis du droit privé français, la Cour de cassation, dans un arrêt du 16 mars 2004, pose le principe d'une obligation générale de renégociation des contrats en cours en cas de modification imprévue des circonstances économiques ». Il affirme ensuite que « l'arrêt de la Cour de cassation du 16 mars 2004 pose les bases de l'imprévision dans les contrats de droit privé ». Pour accentuer l'importance de cette « révolution annoncée », il annonce enfin aux milliers de lecteurs des Echos que, « à n'en pas douter, les acteurs économiques vont tenter de s'engouffrer dans la brèche ouverte par la Cour de cassation dans le principe de l'intangibilité du contrat et ce d'autant plus que cette jurisprudence s'applique immédiatement à tous les contrats en cours, quelle que soit la date de leur conclusion »(68).

25 - La décision paraissait effectivement de première importance. Elle m'intéressait d'autant plus que nous avions clairement pris position en faveur de la nécessité de « la révision ou de la résiliation » d'un contrat devenu trop gravement déséquilibré, en précisant toutefois qu'elles ne devaient « être admises, à l'instar des législations étrangères, que de façon exceptionnelle »(69). La consultation sur le site Légifrance m'a conduit cependant, après une lecture attentive, à considérer que cet arrêt n'avait rien jugé de semblable et qu'en conséquence l'interprétation qui en était présentée était, selon moi, certainement erronée.

L'impact de ce commentaire a été toutefois considérable, puisqu'il a incité un certain nombre d'auteurs à commenter à leur tour cet arrêt.

26 - Dès le 13 mai 2004, M. Renard-Payen, conseiller-doyen de la première Chambre civile de la Cour de cassation(70), jugeait nécessaire de préciser sa portée. Il écrivait : « En toute hypothèse, le moyen était ici en porte-à-faux au regard des constatations de l'arrêt attaqué. La cour d'appel avait, en effet, relevé à juste titre que la société n'invoquait pas devant elle un déséquilibre financier né de circonstances économiques imprévues. Elle se fondait, en réalité, sur un déséquilibre structurel du contrat, dont elle n'avait pas été mise en mesure de prendre conscience, sans, pour autant, invoquer un vice du consentement ». Il ajoutait : « La Cour de cassation constate donc l'inadéquation du moyen à la motivation de l'arrêt attaqué, opération préalable au contrôle de ladite motivation. Ce procédé classique ne doit pas induire en erreur. Il ne résulte pas, a contrario, de son arrêt de rejet qu'elle eût approuvé la cour d'appel si celle-ci s'était fondée sur le « solidarisme contractuel » ».

La conclusion résultant d'une lecture attentive du moyen rapproché de l'attendu justifiant le rejet se trouvait ainsi renforcée par ces précisions expressément fondées sur la nature du contrôle exercé en l'espèce par la Cour de cassation. Celles-ci étaient tout à fait explicites pour un lecteur ayant une bonne maîtrise de cette technique. Elles n'étaient d'ailleurs pas nécessaires pour un tel lecteur qui, à la simple lecture de l'arrêt, devait comprendre la portée de celui-ci. C'est ainsi que, le 30 avril 2004, donc antérieurement à la note du conseiller-doyen, un commentateur anonyme a fait de cet arrêt, sans développements superflus, une interprétation exacte(71).

D'autres commentateurs cependant, faute d'avoir pris connaissance de la note du conseiller-doyen et/ou de maîtriser la technique indispensable à la bonne compréhension d'un arrêt de la Cour de cassation, ont présenté une interprétation qui ne correspond certainement pas à la signification et la portée de l'arrêt du 16 mars 2004.

27 - Tout d'abord, le président de la deuxième commission du Congrès national des notaires, commentant, dans le numéro du 11 juin 2004 des Petites affiches, le refus du voeu qui tendait à introduire dans notre droit une obligation de renégociation « en cas de bouleversement de l'économie du contrat résultant de circonstances imprévisibles lors de sa conclusion et extérieures aux parties », a déclaré, en invoquant l'article 1134, alinéa 3, du code civil, « que c'est d'ailleurs en ce sens que s'est prononcée récemment la Cour de cassation dans un arrêt du 16 mars 2004 », pour en conclure que « la révision pour imprévision serait donc de l'essence même du contrat »(72).

28 - Ensuite, dans le numéro du 28 juin 2004 des Petites affiches, deux « avocats à la cour » du Cabinet Jones Day, MM. Charles Gavoty et Olivier Edwards(73), ont écrit qu'une « lecture a contrario de ce dispositif laisse à penser que, si le déséquilibre était né d'un bouleversement des circonstances économiques postérieur à la conclusion de la convention, le refus de la commune et de l'association d'en renégocier les termes aurait pu être considéré comme une violation de leur obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi ». Ils ont ajouté : « Que, pour justifier cette obligation de renégociation, la première Chambre civile vise l'obligation de loyauté et la bonne foi dans l'exécution des conventions ne nous semble pas anodin. N'emboîte-t-elle pas, ce faisant, le pas de la Chambre commerciale et de la Chambre sociale dans leurs arrêts Huart, Expovit et Chevassus ? Mieux, il n'y avait pas à proprement parler de situation de dépendance dans cette affaire ; la première Chambre civile n'indique-t-elle pas ainsi que la solution qu'il est possible de dégager de l'analyse de ces trois espèces a vocation à s'appliquer de façon générale, ce que les termes mêmes qu'elle utilise, qui sont plus généraux, plus explicites que ceux des Chambres commerciale et sociale semblent confirmer ? ». Il faut toutefois préciser que ces auteurs ne tiennent pas pour certaine la consécration par cet arrêt d'une « obligation générale de renégociation en cas d'imprévision », notamment parce qu'il s'agit d'un arrêt de rejet et d'une « lecture a contrario ».

29 - M. Houtcieff(74), quant à lui, a pris bonne note de l'avertissement donné par le conseiller-doyen, qu'il cite expressément. Il a toutefois estimé que cela ne devait « pas dissuader du commentaire, aussi hasardeux soit-il ». Pour cet auteur, « Il ne s'agit pour autant que d'un arrêt de principe par prétérition : s'exerçant à l'art subtil de la litote, la première Chambre civile se contente d'affirmer qu'elle n'est pas hostile à l'obligation de renégocier {...} Le recours à l'obiter dictum est en effet souvent annonciateur d'une jurisprudence à venir, qui permet d'anticiper la doctrine de la cour régulatrice sans faire peser le poids d'une solution inattendue aux parties au litige ».

En réalité nous allons voir que la Cour de cassation n'affirme rien quant à une obligation de renégocier et n'énonce, en l'espèce, aucun obiter dictum. Elle se borne, tout au plus, à ne pas exprimer d'hostilité à l'égard d'une telle obligation, pour la simple raison qu'elle n'en parle pas du tout, ce qui n'est pas la même chose.

30 - Enfin, la rédaction du Dalloz, qui, au vu des lettres déterminant l'intérêt de la décision pour la Cour de cassation elle-même, avait d'abord jugé suffisant d'en faire une relation sommaire, s'est interrogée sur l'opportunité de lui consacrer un commentaire. Finalement c'est M. Denis Mazeaud qui s'est chargé de celui-ci dans le numéro du 24 juin 2004(75).

Cet auteur, sous le titre « Du nouveau sur l'obligation de renégocier », écrit que, « sans forcer exagérément le trait, ni solliciter excessivement cet arrêt, il semble bien que c'est cette stimulante leçon de politique contractuelle que la première Chambre civile a entendu donner, à cette occasion, en réaffirmant, fort opportunément, le principe de l'obligation de renégocier (I) et en en déterminant, avec précision, le domaine (II) », ce qui annonce les deux parties qu'il traite ensuite. Pour cet auteur, « même si, à l'évidence, il ne s'agit pas de l'apport essentiel de l'arrêt commenté, la consécration du principe de l'obligation de renégocier par la Cour de cassation nous paraît digne d'intérêt. Ce faisant, la Cour de cassation confirme les précédents qui émanaient de la Chambre commerciale et inscrit sa jurisprudence dans l'environnement européen et international ». Il ajoute notamment qu'il « est entendu que la Cour de cassation induit du devoir d'exécuter le contrat de bonne foi, édité par l'article 1134, alinéa 3, du code civil, une obligation de renégocier les contrats devenus profondément déséquilibrés au cours de leur exécution en raison d'un changement de circonstances » ; que l'on « peut se demander si l'un des mérites de l'arrêt rendu par la première Chambre civile n'est pas... de replacer... l'obligation de renégocier dans l'orbite de la théorie de l'imprévision » et « qu'avec cet arrêt, et pour la première fois de façon claire et nette, la Cour de cassation appréhende l'obligation de renégocier comme un tempérament, indirect mais général, à l'intangibilité des contrats devenus déséquilibrés lors de leur exécution, autrement dit au refus de la révision pour imprévision qu'elle a exprimé en 1876 »(76).

31 - L'interprétation exacte ayant été précisée par le conseiller-doyen Renard-Payen, la qualité des commentateurs conduit à se demander, dans le cadre limité de la présente étude, si leur erreur d'interprétation n'est pas la conséquence d'une rédaction défectueuse des motifs de l'arrêt ?

Allons directement à la réfutation du moyen, puisque c'est là, et là seulement, que la Cour de cassation s'exprime. Elle est ainsi rédigée : « Mais attendu que la cour d'appel a relevé que la LRP mettait en cause le déséquilibre financier existant dès la conclusion du contrat et non le refus injustifié de la commune et de l'AFJT de prendre en compte une modification imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traité au mépris de leur obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi ; qu'elle a ajouté que la LRP ne pouvait fonder son retrait brutal et unilatéral sur le déséquilibre structurel du contrat que, par sa négligence ou son imprudence, elle n'avait pas su apprécier ; qu'elle a, ainsi, légalement justifié sa décision ».

32 - Ce qui paraît avoir troublé plusieurs commentateurs c'est d'abord que la Cour de cassation n'ait pas justifié le rejet du pourvoi par l'affirmation qu'il n'existerait aucune obligation de renégociation en cas de modification des circonstances économiques. Une telle abstention ne signifiait-elle pas qu'elle n'était pas hostile, par principe, à une telle obligation ? Cela n'était toutefois pas suffisant pour voir dans cet arrêt la consécration du principe d'une obligation de renégocier. Il faut donc aller plus loin dans la recherche.

Les commentateurs ont été frappés par le fait que, pour justifier le rejet du pourvoi, il aurait pu suffire, selon eux, d'écrire « que la cour d'appel a relevé que la LRP mettait en cause le déséquilibre financier existant dès la conclusion du contrat »(77), de telle sorte, comme l'écrit M. Mazeaud(78), « qu'en précisant, pour écarter son argumentation, que le demandeur au pourvoi ne reprochait pas à ses cocontractants leur « refus injustifié (...) de prendre en compte une modification imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traité au mépris de leur obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi », la première Chambre civile reprend à son compte une jurisprudence initiée il y a douze ans, et reprise, six ans plus tard, par la Chambre commerciale ».

33 - Toute la question est alors de savoir si la deuxième proposition, ainsi visée, et cette reprise de la jurisprudence antérieure qu'elle exprimerait, a pour véritable auteur la Cour de cassation ou le rédacteur du moyen rejeté par celle-ci. La connaissance de la pratique des avocats à la Cour de cassation est ici précieuse. Ceux qui, comme moi, ont travaillé plusieurs années sous leur direction savent bien que les moyens reprennent, chaque fois que cela est possible, des formules empruntées à de précédents arrêts de la Cour de cassation, dont ils s'efforcent d'obtenir l'application à l'espèce, afin d'obtenir la censure demandée. C'est précisément ce qui a eu lieu ici et les formules reproduites dans l'attendu justifiant le rejet du pourvoi n'expriment pas la confirmation d'une jurisprudence antérieure, mais se bornent à rappeler des formules pratiquement identiques qui figuraient dans le moyen écarté. Cela se déduit, selon moi, d'une comparaison attentive de l'attendu justifiant le rejet et de celui qui expose le moyen du pourvoi en cassation.

Comme le rappelle « Droit et pratique de la cassation en matière civile »(79), « surtout, ce qu'il convient de prendre en compte, c'est l'argumentation de droit qui est présentée par le moyen, où elle est introduite par la locution « alors que ». Il s'agit là du coeur de la question posée à la Cour de cassation et c'est un point qui doit faire l'objet d'une attention vigilante »(80). « L'expression « alors que » est obligatoirement suivie par selon le moyen qui est destinée à bien montrer que ce qui va suivre immédiatement exprime les prétentions du demandeur en cassation, et non pas la doctrine de la cour »(81). Le strict respect de l'une ou l'autre » (la forme conditionnelle) « de ces méthodes de présentation est nécessaire pour empêcher de graves malentendus, car elle permet d'éviter tout risque de confusion entre l'opinion de la Cour de cassation et celle du demandeur au pourvoi »(82).

On peut lire en l'espèce dans cet exposé du moyen : « alors, selon le moyen, que les parties sont tenues d'exécuter loyalement la convention en veillant à ce que son économie générale ne soit pas manifestement déséquilibrée ; qu'en se déterminant comme elle l'a fait, sans rechercher si, {...} les personnes morales concédantes n'avaient pas le devoir de mettre la société prestataire de service en mesure d'exécuter son contrat dans des conditions qui ne soient pas manifestement excessives pour elle et d'accepter de reconsidérer les conditions de la convention dès lors que, dans son économie générale, un déséquilibre manifeste était apparu, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision au regard des articles 1134 et 1147 du code civil ».

C'était ainsi le demandeur au pourvoi et non la Cour de cassation qui invoquait l'article 1134 du code civil, pour en déduire une obligation de renégocier le contrat en raison de l'évolution des circonstances économiques. Or ce moyen, nous l'avons vu, a été expressément rejeté. Il semble difficile de déduire de ce rejet la confirmation d'une obligation dont le moyen rejeté demandait précisément l'application. En réalité, la mention dans l'attendu justifiant le rejet du « refus injustifié de la commune et de l'AFJT de prendre en compte une modification imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traité au mépris de leur obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi » n'est pas autre chose qu'un simple rappel de l'argumentation du moyen, qui est rejeté au motif que « la LRP mettait en cause le déséquilibre financier existant dès la conclusion du contrat et non {...} une modification imprévue des circonstances économiques ».

Comme l'a précisé le conseiller-doyen Renard-Payen(83), ce rappel n'est que la mise en oeuvre d'un « procédé classique », « préalable au contrôle de » la « motivation », qui consiste à constater « l'inadéquation du moyen à la motivation de l'arrêt attaqué ». Cette constatation exige, en effet, de comparer les motifs de l'arrêt attaqué avec les motifs inadéquats invoqués dans le moyen. La connaissance de cette technique « classique » aurait permis de comprendre que la seconde proposition, annoncée par « et non », n'était pas l'énoncé d'un obiter dictum émanant de la Cour de cassation et susceptible d'interprétation a contrario, mais le simple rappel de l'argumentation du demandeur au pourvoi. A défaut, la comparaison attentive de l'argumentation du pourvoi et de la proposition prise à tort pour un obiter dictum pouvait suffire, selon moi, à « éviter tout risque de confusion entre l'opinion de la Cour de cassation et celle du demandeur au pourvoi »(84).

34 - Il est vrai qu'il y avait dans le pourvoi, comme le relève exactement M. Mazeaud(85), un argument particulier. « L'inégalité contractuelle, qui se traduisait par le pouvoir détenu par un des contractants de fixer unilatéralement les modalités d'exécution du contrat, emportait, au nom du devoir de bonne foi et à la charge des cocontractants du demandeur au pourvoi, une obligation de renégocier ce contrat-cadre de dépendance manifestement déséquilibré ». La Cour de cassation n'a pas cru devoir rappeler, de façon spécifique, dans son attendu justifiant le rejet, cet argument particulier. Elle n'avait aucune raison, en effet, de reproduire là, de façon complète, un moyen qu'elle avait déjà exposé. Il lui suffisait, encore une fois, d'opposer par la formule « et non » à la thèse du pourvoi, sommairement rappelée, le fait que l'arrêt attaqué était motivé par la constatation que le déséquilibre invoqué existait dès la conclusion du contrat. En revanche, cette opposition était nécessaire à la compréhension de l'arrêt, de telle sorte qu'il ne peut être reproché aux rédacteurs de l'arrêt un attendu qui, cette fois, n'aurait pas été assez concis, ce qui aurait conduit certains commentateurs à croire qu'il s'agissait d'un obiter dictum.

35 - Finalement l'attendu justifiant le rejet devait se lire de la façon suivante : « Mais attendu que la cour d'appel a relevé que la LRP mettait en cause le déséquilibre financier existant dès la conclusion du contrat et non », comme le soutient le demandeur dans son pourvoi, « le refus injustifié de la commune et de l'AFJT de prendre en compte une modification imprévue des circonstances économiques et ainsi de renégocier les modalités du sous-traité au mépris de leur obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi ».

Il est incontestable que si l'arrêt avait comporté cette proposition supplémentaire tout risque d'une erreur de lecture aurait été écarté. Faut-il en conclure que l'absence de cette précision rend insuffisante la motivation de l'arrêt ? Une réponse négative s'impose si l'on suppose chez les commentateurs potentiels une bonne maîtrise de la technique du contrôle de la Cour de cassation et le réflexe impératif de prendre attentivement connaissance du moyen avant d'interpréter les motifs justifiant le rejet ou la censure. Tout au plus est-il permis de penser que les rédacteurs des arrêts ont tendance à surestimer les commentateurs.

36 - J'avais déjà donné des exemples d'erreurs d'interprétation incontestables dans les Mélanges en l'honneur d'André Ponsard. Ils peuvent être rapprochés de l'indiff,rence, déjà relevée par M. Boré, à l'égard de « la casuistique de lecture des arrêts », que révèle la controverse impliquant, en face du conseiller-doyen Paul Grimaldi, des auteurs aussi confirmés que MM. Aynès, Larroumet et Libchaber.

Cela conduit à se demander s'il ne serait pas opportun d'introduire dans les conditions d'accès à la magistrature, au barreau(86) ou au notariat, voire aux divers postes d'enseignants à l'université, tout spécialement pour les responsables, à tous les niveaux, des travaux dirigés, une épreuve obligatoire d'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation, comprenant son analyse logique détaillée(87), dont l'apprentissage deviendrait ainsi un point de passage obligé. On me dira qu'il s'agit d'un exercice bien difficile et trop « scolaire ». Cependant, savoir rédiger une note de synthèse est très utile pour de futurs grands commis de l'Etat. Mais savoir lire et comprendre un arrêt de la Cour de cassation est un préalable indispensable à la connaissance du droit positif, qu'il faut bien connaître pour l'appliquer et en informer les assujettis, et aussi pour le critiquer.

37 - Comme l'écrivent MM. Jacques et Louis Boré(88) : « L'interprétation de ces arrêts ne peut donc se faire aisément, sans un minimum de connaissance des ouvertures en fonction desquelles la Cour de cassation exerce son contrôle. Car il est normal que la portée d'une cassation pour défaut de motifs ou pour défaut de base légale ne soit pas la même que celle d'une cassation pour violation de la loi. Et l'on ne peut que souhaiter que l'enseignement de ces règles devienne un élément de la science du droit, comme il est déjà un élément de la formation donnée aux jeunes magistrats »(89).

J'ai déjà déploré l'absence actuelle de formation sérieuse des enseignants et des praticiens chez un avocat à la Cour de cassation. A défaut, il est permis de leur conseiller d'apprendre, pour les pratiquer et/ou les enseigner, le « droit et la pratique de la cassation en matière civile »(90).

(1) J. Ghestin, Les données positives du droit, RTD civ. 2002, p. 20, n° 25.

(2) V. J. Leclercq, Le juriste confronté aux « réflexes » interprétatifs du juge, Petites affiches, 19 déc. 2001, p. 19.

(3) J. Ghestin, article préc., p. 25, n° 38.

(4) J. Ghestin, article préc., p. 24 s., n° 34 s.

(5) D. 2000, n° 13, VI.

(6) L'acquéreur de l'immeuble et la caution du locataire, D. 2000, Chron. p. 155.

(7) Cession de contrat : le cautionnement n'est-il plus un accessoire de la créance ?, D. 2000, Jur. p. 224, spéc. n° 11.

(8) Retour sur la motivation des arrêts de la Cour de cassation, et le rôle de la doctrine, RTD civ. 2000, p. 679, spéc. p. 680.

(9) J. Ghestin, C. Jamin et M. Billiau, Les effets du contrat, 3e éd., 2001, n° 1078, p. 1158.

(10) Defrénois 2000, art. 37151, p. 480 s.

(11)Op. cit. note 8, RTD civ. 2000, p. 680.

(12) Son commentaire a été publié dès le 30 avril 2000 et il ne fait pas état de la communication de M. Grimaldi.

(13)Op. cit., p. 481.

(14) M. Piedelièvre observe que l'article 1743 du code civil n'organise pas « une subrogation légale de l'acquéreur dans les droits et obligations de l'ancien bailleur », mais réalise « une cession légale de contrat », dont les « effets diffèrent partiellement de l'hypothèse d'une transmission de créance qui aurait conduit à l'application de l'article 1692 du code civil » (op. cit., p. 481-482).

(15)Op. cit., p. 684.

(16) Ouvrage collectif de la Cour de cassation, prenant la suite de celui du conseilller-doyen Perdriau, Litec, 2003.

(17) D. 2004, p. 708.

(18) L'élaboration d'un arrêt de la Cour de cassation, JCP 2004, I, 108, p. 225 s.

(19) Dans de « libres propos » sur « une certaine idée de l'Université » (Petites affiches, 29 avr. 2004, p. 3, spéc. p. 3 et 4), Mme Michelle Gobert déclare notamment que « tout le monde est bien d'accord pour que ce soit nous » (les universitaires) « qui assumions la formation fondamentale, aux professions revenant ensuite de transmettre leur indispensable et irremplaçable savoir-faire ». Elle précise que « former des juristes consiste à vérifier, aussi, que les étudiants savent lire un texte et qu'ils ont le réflexe d'aller en premier lieu à l'original et non à son commentaire ».

(20) Ce n'est pas par hasard que beaucoup d'universitaires préfèrent donner comme sujet d'examen un cas pratique plutôt que le commentaire d'un arrêt de la Cour de cassation.

(21) V. A. Breton, L'arrêt de la Cour de cassation, Ann. univ. sc. soc. Toulouse, t. 23, 1975, p. 7 s., spéc. p. 23 ; P. Ourliac, RD rur. 1974, p. 378 ; adde, R. Lindon, La motivation des arrêts de la Cour de cassation, JCP 1975, I, 2681.

(22) V. notamment l'article classique de A. Touffait et A. Tunc, Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment de celles de la Cour de cassation, RTD civ. 1974, p. 487 ; C. Witz, Libres propos d'un universitaire français à l'étranger, RTD civ. 1992, p. 737.

(23) S. Gjidara, La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles, Petites affiches, 26 mai 2004, p. 20, n° 60.

(24) La supériorité des Cours suprêmes anglaise et américaine sur ce terrain est pourtant contestable. V. J. Ghestin, op. cit. note 1, RTD civ. 2002, p. 25, n° 38. Dans un article récent (The Theory of Contracts, in The Theory of Contract Law, New Essays, ed. by Peter Benson, Cambridge University Press, 2001, p. 206 à 264), le professeur Eisenberg montre que l'interprétation des arrêts dans la common law, spécialement quant au contrat, est entachée des mêmes incertitudes que notre droit jurisprudentiel.

(25)Op. cit., JCP 2004, I, 108, p. 229, n° 23.

(26) F. Bérenger, La motivation des arrêts de la Cour de cassation, PUAM, 2003, préface C. Atias, p. 19.

(27)Op. cit., p. 186.

(28)Op. cit., p. 19.

(29) Y. Chartier, De l'an II à l'an 2000, Remarques sur la rédaction des arrêts civils de la Cour de cassation, in Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, p. 269 s.

(30) V. J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction générale, 4e éd., 1994, avec le concours de M. Fabre-Magnan, n° 452, p. 415.

(31)Op. cit., p. 282-283.

(32) V. J. Ghestin et G. Goubeaux, préc., n° 454, p. 417-418.

(33) F. Zenati, La nature de la Cour de cassation, Bull. inf. C. cass., 15 avr. 2003, p. 3 à 10.

(34) F. Zenati, préc., p. 8.

(35) V. J. Ghestin et G. Goubeaux, préc., n° 443 s., p. 405 s.

(36) V. J. Ghestin et G. Goubeaux, préc., n° 531, p. 491-492.

(37) P. Hébraud, Le juge et la jurisprudence, in Mélanges Couzinet, p. 347, n° 14.

(38) P. Hébraud, préc. ; A. Breton, préc., p. 28 s.

(39) V. en ce sens, Lerebours-Pigeonnière, Travaux Association Capitant, 1949, p. 75.

(40) M.-N. Jobard-Bachellier et X. Bachellier, La technique de cassation, Pourvois et arrêts en matière civile, Dalloz, 5e éd., 2003, p. 8.

(41) R. Libchaber, op. cit. note 8, RTD civ. 2000, p. 682 ; S. Gjidara, préc., p. 20, n° 59.

(42) CEDH 31 janv. 1996, Fouquet c/ France, Rec. 1996-I, p. 19 ; JCP 1997, I, 4000, n° 5, obs. F. Sudre ; 19 févr. 1998, Higgins c/ France, RTD civ. 1998, p. 516, obs. J.-P. Marguénaud ; D. 1998, Somm. p. 369, obs. N. Fricero ; RDP 1998, p. 875, note C. Hyon ; 21 mars 2000, Dulaurans c/ France, RTD civ. 2000, p. 439, obs. J.-P. Marguénaud, et p. 635, obs. R. Perrot ; JCP 2000, II, 10344, note A. Perdriau ; D. 2000, Jur. p. 883, note T. Clay.

(43) S. Guinchard, Le droit a-t-il encore un avenir à la Cour de cassation ? (qui cassera les arrêts de la Cour de cassation ?), in L'avenir du droit, Mélanges en l'honneur de François Terré, 1999, p. 761 s.

(44) R. Perrot, préc. note 42, RTD civ. 2000, p. 634.

(45) V. sur ces arrêts, J.-P. Marguénaud, préc. note 4, RTD civ. 1998, p. 516 s. : L'obligation de motiver les décisions juridictionnelles dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, et 2000, p. 439 s. : De quelques observations de la Cour européenne des droits de l'homme sur la Cour de cassation française.

(46)Op. cit., p. 277-278.

(47)Op. cit., p. 283.

(48) Etude préc., p. 6, n° 6.

(49) V. in Bulletin d'information du 1er juin 2004, p. 3 à 19, les déclarations de M. Lesueur de Givry précédant la publication d'une étude de M. Xavier Henry sur « le chaînage des arrêts de la Cour de cassation dans le Bulletin civil ».

(50) F. Bérenger, préc., p. 187.

(51) Etude préc., p. 6, n° 6.

(52) Etude préc., p. 6, n° 8.

(53) R. Libchaber, préc. note 8, RTD civ. 2000, p. 681-682 ; S. Gjidara, préc., Petites affiches, 26 mai 2004, p. 20, n° 59.

(54) Etude préc., p. 6, n° 8.

(55) G. Canivet, Des « professeurs-juges » aux « juges-professeurs », in La Cour de cassation, l'Université et le Droit, André Ponsard, un professeur à la Cour de cassation, Etudes en l'honneur d'André Ponsard, Litec, 2003, p. 119.

(56) Préc., Petites affiches, 26 mai 2004, p. 19-20, n° 59.

(57)Op. cit., p. 187.

(58) La cassation en matière civile, Dalloz, 2003-2004, n° 124-70, p. 620.

(59) Italiques ajoutés au texte.

(60) F. Bérenger, La motivation des arrêts de la Cour de cassation, préc., p. 12.

(61) J. Ghestin, Réflexions sur l'interprétation des arrêts de la Cour de cassation, in La Cour de cassation, l'Université et le Droit, André Ponsard, un professeur de droit à la Cour de cassation, préc., p. 181 à 194.

(62) Art. préc., n° 7 à 12, sur Cass. com. 18 déc. 2001, Defrénois 2002, art. 37564, p. 821, obs. H. Hovasse.

(63) Art. préc., n° 13 à 19, sur l'arrêt Leroux, Cass. 1re civ. 18 juill. 2000, D. 2001, Somm. p. 1607, obs. J. Revel ; F. Sauvage et D. Faucher, L'assurance-vie est-elle toujours hors succession ?, JCP éd. N 2000, p. 1683 ; P. Julien Saint-Amand et J.-M. Coquema, Coup de pied dans la fourmilière, l'arrêt « Leroux » du 18 juillet 2000, Droit et Patrimoine, 2001, p. 33, p. 29 ; NDLR du Defrénois 2000, art. 37257, p. 1277.

(64) Art. préc., n° 20 à 27, sur Cass. com. 2 mars 1993, JCP 1993, II, 22176, note M. Behar-Touchais ; D. 1994, Jur. p. 48, note M. Aubert-Monpeyssen. Il est vrai que sur ce dernier exemple une motivation plus explicite aurait incontestablement facilité le travail des commentateurs en les incitant à se reporter au dossier de procédure. Là encore, cependant, la formation acquise à la conférence du stage des avocats aux Conseils montre son utilité puisque, à ma connaissance, les discours des candidats sont aujourd'hui encore préparés à partir des dossiers réels, aimablement communiqués par les avocats qui ont rédigé les mémoires.

(65) L'épreuve avait lieu devant l'ensemble des professeurs de droit privé de la faculté. Opinant le dernier j'avais été le premier à énoncer cette critique qu'après une brève discussion tout le monde avait trouvé de nature à justifier l'élimination du candidat.

(66) M.-N. Jobard-Bachellier et X. Bachellier, La technique de cassation, Pourvois et arrêts en matière civile, préc., p. 30.

(67)Société Les repas parisiens (LRP) c/ Association Foyers des jeunes travailleurs (AFJT), D. 2004, Jur. p. 1754, note D. Mazeaud ; RTD civ. 2004, p. 290, obs. J. Mestre et B. Fages.

(68) Article précité, titre et dernier paragraphe.

(69) J. Ghestin, C. Jamin et M. Billiau, Les effets du contrat, préc., n° 349, p. 416.

(70) O. Renard-Payen, JCP éd. E 2004, n° 737, p. 817.

(71) BRDA 30 avr. 2004, p. 8.

(72) Les notaires face aux défis du siècle. Panorama des travaux du Congrès, Petites affiches, 11 juin 2004, p. 6. J'ignore si cet arrêt a été cité lors des débats qui ont précédé le refus du voeu présenté par la deuxième commission.

(73) Vers une extension de l'obligation de renégociation en matière contractuelle ?, Petites affiches, 28 juin 2004, p. 18 s., spéc. p. 20.

(74) D. Houtcieff, L'obligation de renégocier en cas de modification imprévue des circonstances. Quand la première Chambre civile manie l'art de la litote..., Rev. Lamy Dr. civil, juin 2004, n° 6, p. 5 s.

(75) Préc., D. 2004, Jur. p. 1754 s.

(76) Note préc., n° 5 à 8, p. 1755-1756. L'auteur ajoute prudemment, n° 8, « Si l'analyse n'est pas erronée... ». V. un second commentaire semblable du même auteur, RDC 2004, p. 642 s. ; adde, L. Aynès, Droit et patrimoine, juill.-août 2004, p. 40, note 2, qui tient déjà la solution, fondée sur « l'obligation de loyauté et d'exécution de bonne foi », comme acquise ; D. Schmidt, D. 2004, Point de vue, p. 2132, pour qui « c'est là l'essentiel ».

(77) Texte de l'arrêt.

(78) Note préc., n° 7, p. 1755.

(79) Litec, 2003, Avant-propos, p. XII.

(80)Op. cit., n° 1033, p. 358.

(81)Op. cit., n° 1045, p. 361.

(82)Op. cit., n° 1046, p. 361.

(83) Obs. préc., p. 818.

(84) Droit et pratique de la cassation en matière civile, préc., n° 1046, p. 361.

(85) Note préc., n° 2, p. 1755.

(86) A ma connaissance, dans certains Instituts d'études judiciaires, les commentaires d'arrêts sont choisis comme épreuve d'examen, en alternance avec des cas pratiques. Dans d'autres, les cas pratiques sont largement et malheureusement privilégiés.

(87) La deuxième épreuve du concours d'agrégation de droit privé porte sur un commentaire de texte. A ma connaissance, plus de la moitié des textes choisis sont pratiquement des arrêts de la Cour de cassation. Cela va naturellement dans le bon sens, surtout si l'on donne à l'analyse logique des arrêts l'importance qu'elle mérite. Il faudrait toutefois être certain que tous les membres du jury d'agrégation attachent de l'importance à l'interprétation des arrêts de la Cour de cassation conformément aux règles spécifiques auxquelles elle est soumise.

(88)Op. cit., n° 124-70, p. 620.

(89) V. sur l'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation, J. Ghestin et G. Goubeaux, Introduction générale, 4e éd., 1994, avec le concours de M. Fabre-Magnan, n° 521 à 529, p. 485 à 490.

(90) C'est le titre de l'ouvrage collectif de la Cour de cassation, prenant la suite de celui du conseilller-doyen Perdriau, Litec, 2003, Avant-propos, p. XII. « Plus particulièrement destiné aux magistrats de la Cour de cassation et aux avocats aux Conseils, il présente également un intérêt certain pour les universitaires, ainsi que pour les juridictions du fond, les avoués et avocats au barreau ». Ils peuvent également se référer à l'ouvrage de MM. Boré « La cassation en matière civile », préc., ou celui de Mme Jobard-Bachellier et de M. Bachellier sur la « Technique de cassation », préc, à propos duquel A. Ponsard écrivait dans sa préface : « je souhaite et j'espère fermement le succès de ce livre, qui permettra à tous, et notamment aux étudiants, de comprendre le sens et la portée des arrêts de la Cour de cassation ».

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Recueil Dalloz 2007 p. 2822
Les motivations exogènes des décisions de la Cour de cassation

Frédéric Descorps Declère, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université Paris II

L'essentiel
Deux mouvements conduisent aujourd'hui à rechercher parfois la motivation des décisions de la Cour de cassation hors de celles-ci, mais dans des documents qui émanent, d'une façon ou d'une autre, de la haute juridiction. L'un est très lié à la volonté de la Cour de développer sa fonction doctrinale. L'autre, à l'importance sous-estimée, est lié à l'adoption de la procédure de non-admission des pourvois, qui prive depuis peu environ un tiers des décisions prononcées de toute motivation intrinsèque. Les deux phénomènes dessinent certaines évolutions de notre haute juridiction, rendant nécessaire d'en souligner les interactions et de s'interroger sur leur légitimité.


La motivation d'un arrêt de la Cour de cassation est classiquement entendue comme l'exposé des raisons de droit et de fait commandant le sens de la décision. Conformément à l'article 455 du nouveau code de procédure civile, elle doit figurer avant le dispositif de l'arrêt, permettant ainsi à ce dernier de renfermer le minimum de justifications le rendant compréhensible. Cela ne signifie pas que d'autres données n'ont pas également conduit à la décision, mais que celles-ci, parce que surabondantes ou trop longues, moins pertinentes, voire peut-être moins légitimes(1), ne méritent pas d'être énoncées en son sein.

Parfois, pourtant, l'intérêt porté par les hauts magistrats à certaines de ces explications justifie de les offrir au public. La motivation devient alors extérieure à l'arrêt.

Traditionnellement, le procédé a pris la voie du Rapport annuel, ponctuellement celle du choix de publier les conclusions d'un avocat général et plus rarement le rapport du conseiller rapporteur, parfois celle de la note d'un haut magistrat. Cette information a toujours été perçue comme un outil précieux, permettant de mieux lire les décisions concernées et, avec toute la prudence qu'impose l'interprétation de documents qui lient encore moins la Cour de cassation que les arrêts en faisant l'objet, de tenter d'anticiper la jurisprudence à venir.

En quelques années, le phénomène a pris une nouvelle ampleur, par la conjonction de plusieurs circonstances.

D'abord, la création du site internet de la Cour de cassation a donné un nouveau support de communication à celle-ci, d'une efficacité inégalée, pour offrir au plus large lectorat potentiel la version électronique de ses instruments traditionnels d'information et ses récents « communiqués »(2). Quant aux notes isolées de ses magistrats, elles prennent depuis peu la forme de chroniques transversales(3), analysant avec le point de vue de l'auteur certains arrêts choisis. Enfin, l'activité doctrinale du premier président et de certains présidents de chambre de la Cour par voie d'articles n'a jamais été aussi riche que ces dernières années.

La personnalité de ces derniers a bien sûr joué un rôle. Il n'est pas non plus exclu que l'instrument ait en partie créé le besoin, et que la volonté renouvelée de communication trouve l'une de ses origines dans la possibilité d'atteindre désormais le grand public.

Plus fondamentalement, la tendance évoquée est sans doute également une conséquence des nouveaux arbitrages que la Cour de cassation est en train d'effectuer entre ses deux fonctions traditionnelles : la « répressive », consistant à censurer les décisions des juges du fond contraires au droit, et la « doctrinale », consistant à clarifier et à moderniser ce dernier.

La première a mauvaise presse. Elle a amené à un seuil d'encombrement du rôle régulièrement présenté comme constitutif d'une crise de l'institution(4). A l'inverse, la fonction doctrinale, qui a l'avantage de pouvoir être assumée au travers d'un nombre restreint de décisions, a le vent en poupe. A plus forte raison depuis que la Cour de cassation, par la consécration du revirement pour l'avenir, se place quasi officiellement parmi les sources du droit. Or, il était logique que le développement de la fonction doctrinale de la Cour de cassation s'accompagne de celui de la motivation de ses décisions(5).

C'est pourquoi la proposition fut faite de nous rapprocher du modèle anglo-saxon, et de ne plus accueillir que les pourvois dont l'examen serait porteur de doctrine, ce qui permettrait à la Cour de développer la motivation des arrêts rendus tout en résolvant le problème de son encombrement(6).

C'est un autre système de promotion de la fonction normative de l'institution(7) qui a été retenu en 2001, censé laisser la fonction répressive intacte : la procédure de non-admission des pourvois. Les mêmes décisions qu'auparavant peuvent faire l'objet d'un pourvoi, mais lorsque ce dernier est irrecevable ou jugé reposer sur des moyens dénués de sérieux, il peut désormais faire l'objet d'une décision de non-admission, privée de toute motivation... sauf à espérer retrouver celle-ci dans la fiche établie par le conseiller rapporteur avant son prononcé(8).

De telle sorte qu'en définitive, que l'arrêt soit pourvu d'une forte valeur doctrinale ou qu'il en soit au contraire parfaitement démuni, la motivation ne se serait jamais autant retrouvée à l'extérieur des arrêts.

L'idée n'est pas anodine. En matière d'arrêts comme en matière législative, la méthode du renvoi n'est pas nécessairement gage de la plus grande clarté, et la tendance décrite renouvelle avec un intérêt accru la question de savoir pourquoi il faudrait considérer « comme allant de soi que la motivation d'un arrêt de Cour suprême se trouve en dehors de ses motifs »(9).

Il était dès lors inévitable que, rejoignant le combat plus ancien contre la concision des arrêts de la Cour de cassation(10), les premières voix se fassent entendre pour rétablir l'unité de la motivation des arrêts porteurs de doctrine, par une modification du style de ceux-ci permettant d'y intégrer tout ou partie de la motivation figurant à l'extérieur(11).

Une telle évolution pourrait avoir quelques vertus ; l'adoption de la procédure de non-admission des pourvois signale cependant que la motivation a un prix et que son développement ne devrait être admis qu'après en avoir vérifié la stricte nécessité et non pas la seule utilité.

Or, ce qui frappe, dès que l'on étudie les arguments des tenants de cette nécessité, est une tendance à lier deux problèmes pourtant a priori distincts. En effet, après avoir démontré certains avantages d'une motivation plus explicite des arrêts, notamment pour apprécier leur portée, l'idée qu'il serait véritablement nécessaire d'aller dans cette voie, et non pas simplement plus confortable, est souvent appuyée par le recours à des exemples de décisions dont le sens même ne peut être compris sans support extérieur.

La trop fameuse anecdote d'Adolphe Touffait, s'entendant répondre par l'avocat général qui avait participé à l'élaboration d'une décision dénuée de tout sens apparent : « naturellement, Monsieur le procureur général, vous ne pouvez pas comprendre cette décision puisque vous ne participez pas au délibéré »(12), en est l'illustration topique. L'exemple est extrême et marginal, mais d'une force persuasive réelle, liée à la personnalité de ses protagonistes. Inséré au sein d'un plaidoyer pour une modification du style des arrêts, il est celui qui accrédite le mieux l'idée que la concision de ces derniers les rendrait compréhensibles pour leurs seuls auteurs.

Les décisions proprement incompréhensibles sont pourtant rares pour qui dispose d'un minimum de connaissances en technique de cassation. Aussi, est-il plus qu'utile de revenir sur ce que chaque type de motivation exogène peut nous apprendre de sa raison d'être, avant de s'interroger sur la place qu'il devrait occuper, dans ou hors l'arrêt.

Commenter un arrêt se fait classiquement sous la triple perspective de son sens, de sa valeur et de sa portée, la première étant centrée sur le syllogisme appliqué, tandis que les deux dernières obligent à dépasser le cadre de l'arrêt pour à la fois faire preuve d'esprit critique et resituer le cas dans un contexte jurisprudentiel.

De la même façon, tantôt la motivation exogène porte sur le syllogisme (I), tantôt elle dépasse celui-ci (II).

I - La motivation exogène portant sur le syllogisme

Cette motivation peut se retrouver dans des documents postérieurs aux arrêts (A) ; elle figurerait parfois dans des documents antérieurs à ceux-ci (B).

A - L'explication postérieure à l'arrêt

Une telle explication confirmera souvent une équivocité de l'arrêt (1) ; elle a révélé une fois les limites d'un système (2).

1 - L'explication provoquée par une équivocité de la décision - Toutes les explications a posteriori d'une décision ne révèlent pas une motivation défaillante de l'arrêt, mais parfois une authentique lecture hâtive de celui-ci. Le Rapport annuel a ainsi pu être l'occasion de « tordre le cou »(13) à certaines interprétations erronées. Il y a lieu également d'exclure du propos les cas de contradiction entre le texte de l'arrêt et un document postérieur, telle la maladresse rédactionnelle relevée dans un communiqué(14) - d'ailleurs corrigée ensuite à l'occasion du Rapport annuel(15). Il en va de même des sommaires des arrêts au Bulletin, qui en résumant a posteriori ces derniers commettent parfois des infidélités à leur contenu exact dénuées de toute vertu explicative(16).

Pour qu'il y ait motivation exogène, il est nécessaire que l'explication révèle un élément clef de la décision, qui ne ressortait pas du corps de l'arrêt, rendant ainsi celui-ci équivoque.

Deux causes d'équivocité peuvent être révélées par la motivation a posteriori : la méthode même de rédaction d'une décision et le choix de certains mots.

Le premier cas est illustré par la note de M. le conseiller Renard-Payen sous l'arrêt de la première chambre civile du 16 mars 2004(17). Le haut magistrat y prévenait qu'il convenait de ne pas interpréter a contrario la réponse apportée par la Cour au moyen selon lequel les parties seraient tenues « d'accepter de reconsidérer les conditions de la convention dès lors que, dans son économie générale, un déséquilibre manifeste était apparu », et ayant consisté à relever que ledit moyen n'était pas fondé puisque aux termes de l'arrêt d'appel c'était le déséquilibre financier initial du contrat qui était en question et non le refus de renégocier après une modification des circonstances.

L'interprétation a contrario, tentée par certains et qui, malgré ses aléas, est une méthode admise d'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation(18), conduisait à suggérer que, formulé à bon escient, le moyen aurait pu prospérer, offrant ainsi de nouvelles perspectives au solidarisme contractuel.

Tel n'était pas le cas, a dû indiquer le haut magistrat, la Cour de cassation s'étant contentée, par un procédé « classique », de constater « l'inadéquation du moyen à la motivation de l'arrêt attaqué, opération préalable au contrôle de ladite motivation ».

Pourtant, si le constat de ce qu'un moyen « manque en fait » pour le rejeter est effectivement classique(19), les hypothèses dans lesquelles cette circonstance se double d'un manque en droit - l'absence d'obligation d'aménager le contrat en cas d'évolution des circonstances - sont déjà plus rares. Cela suppose que l'avocat du demandeur prenne le risque d'invoquer des faits dénaturant un élément de la procédure, pour pouvoir invoquer à son profit une règle elle-même contraire au droit positif. Dans une telle configuration, il est clair que le rejet justifié par le simple constat du manque en fait peut conduire à la confusion(20).

Il n'est que deux façons de l'éviter.

Soit il faut considérer que la règle selon laquelle les arrêts de la Cour de cassation ne doivent jamais donner une double raison de rejeter(21) trouve ici une limite. Indiquer que le moyen manque à la fois en fait et en droit ne prendrait la forme que d'une incidente dans la motivation.

Soit, s'il faut opérer un choix, celui-ci doit se faire en faveur du manque en droit. A plus forte raison lorsque la Cour de cassation décide comme en l'espèce de publier l'arrêt au Bulletin, et de laisser ainsi présumer son intérêt doctrinal(22). Ce n'était pas dans un manque en fait qu'il était possible de trouver un tel intérêt.

En second lieu, l'explication a posteriori peut révéler que c'est le choix des termes utilisés pour justifier le rejet qui a conduit à l'équivocité. Il n'aurait parfois fallu « qu'une phrase, pour que la doctrine saisisse la ratio decidendi de l'arrêt »(23) ; il aurait d'autres fois été plus simple d'en retrancher un mot porteur d'ambiguïté, telle la référence au passif « exigé » à côté du passif exigible pour définir l'état de cessation des paiements dans l'arrêt de la Chambre commerciale du 28 avril 1998(24) qui a jeté plusieurs années le doute sur la stabilité de cette notion(25).

Si l'on tente un bilan de ces hypothèses, ce qui ressort d'abord, outre leur rareté, est que ni la longueur des arrêts concernés ni leur formulation syllogistique n'auraient été affectées par la présence de l'explication en leur sein(26). Aucun argument en faveur d'une modification du style des arrêts ne peut en être tiré.

Il en va différemment dans d'autres circonstances.

2 - L'explication révélant les limites d'un système - Il est une récente explication d'une décision riche d'enseignements d'une tout autre ampleur, concernant le domaine de la procédure de non-admission des pourvois.

Les décisions de non-admission sont dénuées de toute motivation - hormis le visa du texte fondant le cas échéant une irrecevabilité du pourvoi. Une seule à ce jour, en date du 8 octobre 2003, a pu être commentée au fond, avant de faire l'objet d'une explication a posteriori destinée à corriger l'interprétation qui en avait été donnée.

Deux annotateurs de la décision, relative au litige né entre un créancier et le garant de son débiteur qui lui avait opposé en vain la prescription de la dette, avaient expliqué la non-admission par une interversion dont ils contestaient le bien-fondé - et depuis condamnée en chambre mixte le 26 mai 2006(27) - de la prescription des obligations commerciales constatées par un acte notarié revêtu de la formule exécutoire(28). Un troisième auteur affirmait que la Cour de cassation s'était contentée de considérer que l'action en exécution de l'acte se prescrivait par trente ans, indépendamment du point de savoir si l'obligation elle-même était soumise à la prescription décennale(29).

C'est à ce dernier que l'explication a posteriori donne d'abord raison(30), tout en suggérant cependant ensuite que la décision pourrait se justifier par l'hypothèse, qu'aucun n'avait envisagée et que les motifs attaqués par le pourvoi n'évoquaient pas davantage(31), que la créance litigieuse aurait pu faire l'objet d'un jugement d'admission après avoir été déclarée à la procédure collective du débiteur. De sorte que « la cour d'appel a (...) exactement retenu que la créance primitive était soumise à une prescription particulière de dix ans tandis que, quoiqu'il y ait eu un acte notarié, l'action en exécution de cette obligation - et non pas en exécution de cet acte - se prescrivait par trente ans après un jugement exécutoire »(32).

La distinction entre la prescription de l'obligation et celle de l'action en exécution eût pu paraître séduisante, et la proposer était légitime. Mais le faire directement dans le corps de l'arrêt aurait permis à la doctrine de faire aussitôt observer qu'il paraît « vain d'imaginer une distinction illusoire entre l'action en paiement qui se prescrirait par dix ans, et l'exécution forcée qui pourrait être entreprise pendant trente ans », dès lors qu'une « mesure d'exécution forcée n'est concevable que si la créance est exigible (L. 9 juill. 1991, art. 2) »(33).

Quant à l'éventualité que la créance ait pu faire l'objet d'un jugement d'admission, elle était formellement démentie par l'arrêt attaqué et le jugement entrepris, qui rappelaient que la créancière « ne justifie pas de l'admission de la créance à la procédure collective »(34) et que « l'état des créances n'avait pas été déposé »(35).

Cette fois, l'explication a posteriori ne révèle pas les défauts d'une rédaction perfectible, mais les limites de la procédure de non-admission elle-même.

Parce qu'elle conduit les conseillers rapporteurs à ne plus rédiger d'arrêt de rejet et à ne consacrer que quelques lignes à l'analyse de chaque moyen dans le rapport allégé qu'ils établissent, alors que c'est souvent « au fil de la plume » que les magistrats peuvent s'apercevoir d'un vice du raisonnement(36), parce qu'elle prive la haute juridiction des conclusions de l'avocat général qui résume le plus souvent son avis à une case cochée sur une fiche(37), cette procédure diminue dangereusement les outils que se forgent habituellement les hauts magistrats pour statuer(38), sans que les compétences de ceux-ci ne soient à aucun titre remises en cause.

Plus fondamentalement, il est possible de se demander si l'absence de rédaction d'un attendu de rejet ne sous-estime pas la marge d'incertitude existant dans la positivité et qu'Henri Batiffol décrivait ainsi : « (ce) caractère essentiel du droit, tel qu'il s'observe dans les sociétés suffisamment développées, de s'incarner en des règles générales applicables à des cas nécessairement particuliers ; d'où il suit que le sens exact de la règle n'est finalement acquis que dans cette application »(39).

Parce que la décision et sa justification resteront occultes, hormis le jour où la Cour européenne des droits de l'homme condamnera la France pour un cas donné de non-admission manifestement injustifiée(40) ou lorsque sera mise en jeu, dans une telle situation, la responsabilité d'un avocat aux Conseils ayant incité son client à suivre sur la procédure aux termes d'une étude des chances de succès du pourvoi (41), les objections pouvant lui être opposées ne seront jamais relevées. Il n'est pas anodin à cet égard de constater que l'avocat général, ayant conclu(42) dans le sens que retiendra finalement la Cour de cassation en chambre mixte par son arrêt précité du 26 mai 2006, appuiera à plusieurs reprises sa position en citant les commentaires critiques de la décision de non-admission du 8 octobre 2003.

Il ne serait pas dans l'air du temps de suggérer la suppression de cette procédure ; il est néanmoins deux propositions qui peuvent être faites pour rétablir une certaine forme de motivation des décisions concernées à destination des parties au litige.

La première est évidemment de faire un usage moins fréquent de la non-admission. Celle-ci, à peu près(43) en constante augmentation, concerne aujourd'hui environ un tiers des décisions rendues(44). Il a été avancé que les décisions de non-admission ne devraient pas représenter plus de 10 % des pourvois(45), soit un chiffre sans doute proche de la part des dossiers pour lesquels les avocats aux Conseils tentent en vain de dissuader leurs clients de suivre sur la procédure, en leur expliquant pourquoi ils ne disposent d'aucune chance de succès. Cette explication au moins aura été donnée à ceux-là, a priori cette fois-ci.

La seconde proposition est de s'inspirer de la procédure suivie devant le Conseil d'Etat, en ce que l'audience d'admission y est publique, avec des conclusions orales du commissaire du gouvernement, l'avocat du demandeur pouvant plaider la cause de son client et rendre compte ensuite à celui-ci. Un véritable échange des arguments pourrait ainsi avoir lieu, le cas échéant devant les parties, lesquelles seraient mieux à même de comprendre leur sort à l'issue du délibéré.

B - L'explication antérieure à l'arrêt

C'est une idée récurrente que, pour être bien compris, un arrêt de la Cour de cassation devrait être lu avec les mémoires des parties(46) et l'arrêt attaqué(47) (1), voire le rapport du conseiller rapporteur(48) et l'avis de l'avocat général (2).

1 - Le mémoire ampliatif et l'arrêt attaqué - Il n'est le plus souvent pas nécessaire de disposer du mémoire ni de l'arrêt eux-mêmes pour en connaître l'essentiel. Il est en effet un document très utile que le service de documentation et d'études de la Cour de cassation annexe aux arrêts qu'il diffuse et qu'il est par ailleurs possible de retrouver sur des bases de données privées(49), qui est la photocopie de la ou des premières pages de la discussion du mémoire ampliatif.

Y figurent le chef du dispositif attaqué, puis le « aux motifs que » qui constitue la reproduction littérale(50) de la motivation par laquelle les juges du fond ont justifié le point de la décision critiqué, et enfin les moyens précisément soulevés par le pourvoi - et non tels qu'ils auront éventuellement été résumés dans l'arrêt.

A titre d'exemple, ce document permet de répondre à l'interrogation posée par un auteur à propos de l'arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 22 février 2007(51), qui a admis l'application de la législation du travail à un suicide intervenu pendant un congé maladie, quant au fait de savoir « quels étaient les éléments de preuve » ayant permis de juger que l'accident était survenu « par le fait du travail », l'auteur constatant que « malheureusement, la Cour de cassation n'en dit rien »(52). Le « aux motifs que » détaille justement les faits intervenus avant le congé maladie qui ont conduit au suicide, dont la « pression constante » exercée par l'employeur, jusqu'à l'avertissement donné au salarié à la veille de son départ en vacances et lui reprochant de ne pas avoir accepté d'heures supplémentaires.

Cela ne signifie pas pour autant que la lecture systématique de ce document s'impose et encore moins que son absence de l'arrêt constitue une lacune qu'il conviendrait de réparer.

Dès lors que la Cour de cassation a énoncé que la constatation de la survenance de l'accident « par le fait du travail » relève de l'appréciation souveraine des juges du fond et qu'elle ne constitue donc pas une qualification sur laquelle elle exerce un contrôle si ce n'est celui de son existence, l'absence de précision en question est logique. La lecture de la motivation de l'arrêt d'appel permet de comprendre concrètement comment un suicide pendant un congé-maladie peut rendre la législation du travail applicable, mais la Cour de cassation, en énonçant la règle et la mesure de son contrôle, a donné un sens suffisamment clair à sa décision pour remplir sa fonction. Plus encore, aller au-delà dans l'arrêt était prendre le risque de « donner à penser qu'en reproduisant les motifs adoptés la Cour de cassation s'est interrogée sur leur pertinence et qu'elle l'a reconnue »(53).

La consultation du « aux motifs que » et, plus rarement, celle des moyens exactement soulevés - plutôt que leur éventuel résumé - peuvent être riches d'enseignements ; ceux-ci ne font cependant pas défaut à la compréhension du syllogisme.

2 - Les travaux préparatoires - Ni le rapport du conseiller rapporteur ni l'avis de l'avocat général ne sont à même de permettre de préciser de façon certaine le sens d'une décision, dès lors qu'ils ne lient pas la Cour. Même le projet d'arrêt confidentiel établi par le conseiller rapporteur dont le dispositif correspond à celui de la décision prononcée peut avoir été modifié lors du délibéré(54).

Ce rappel est essentiel s'agissant des décisions de non-admission, puisque le mini-rapport du conseiller rapporteur, qui sera accessible aux avocats des parties, est le seul élément émanant de la Cour de cassation susceptible de renseigner le demandeur au pourvoi sur les raisons pour lesquelles son argumentation a été jugée dénuée de sérieux. Parce qu'il ne contraint pas les magistrats, ceux-ci pourront décider de la non-admission par des considérations qui ne correspondront pas exactement à celles de ce document(55). Si tel avait été le cas d'ailleurs, il aurait suffi de reproduire son contenu dans le corps de la décision de non-admission en guise de motivation(56).

La difficulté de connaître les raisons précises de la non-admission est accentuée par le fait que si les réorientations des procédures de l'audience de non-admission vers une formation de jugement existent, après que l'avocat aux Conseils en charge du dossier a signalé sa nécessité, les demandes de ce dernier sont loin d'être toujours suivies(57), sans que l'explication du refus ne prenne d'autre forme que la simple mention « maintien en non-admission » sur le dossier(58).

La motivation exogène a en revanche un intérêt plus régulier et une fonction explicative plus légitime dès qu'il s'agit de sortir du cadre du syllogisme.

II - La motivation exogène dépassant le syllogisme

La motivation dépassant le syllogisme, bien qu'utile, doit rester exogène : en raison du prix de l'intégration des motifs concernés dans les arrêts (A) et parce que l'extériorité de la motivation favorise la fonction doctrinale de la Cour (B).

A - Le prix d'une intégration

Pour étudier le coût d'une intégration de ces motifs au sein des arrêts (2), il faut rappeler d'abord en quoi ils s'ajoutent au syllogisme (1).

1 - Des motifs qui s'ajoutent au syllogisme - Les motifs en cause, inutiles à la compréhension du syllogisme, sont de deux ordres.

Il s'agit d'abord des « motifs des motifs », constitués de l'ensemble des données économiques, sociales, morales, politiques, sociologiques ou autres qui auront conduit à l'adoption de la règle retenue par la Cour de cassation, et dont la divulgation est évidemment favorisée dès lors que celle-ci paraît déterminée à assumer à peu près officiellement son rôle créateur. Tel est par exemple le cas lorsqu'un communiqué indique qu'une décision a été adoptée après consultation des « grands systèmes de droit étranger » (59).

Il s'agit ensuite de la portée de la décision. Celle-ci se déduit en premier lieu du sens de l'arrêt, étant logique d'estimer que la règle appliquée le sera identiquement en présence de faits similaires. Il n'est alors rien à en dire qui n'ait été vu précédemment.

Mais, parfois, un commentaire sur la portée d'une décision peut ajouter une précision à la donnée brute que constitue la règle énoncée, ainsi lorsque la Cour de cassation explique dans un communiqué qu'un arrêt « ne remet pas en cause » une autre solution citée(60). L'explication n'est alors naturellement pas un motif à proprement parler, quoique la nécessité et la légitimité de tenir compte de la solution rendue dans d'autres contentieux plus ou moins proches puissent être intégrées parmi les explications de celle-ci, mais elle figure parmi les développements que les partisans d'une motivation plus explicite des arrêts voudraient voir figurer au sein de cette dernière.

2 - Une intégration excessivement coûteuse - La motivation des arrêts de la Cour de cassation ne s'est pas toujours signalée par la concision qui la caractérise désormais et la comparaison de certaines décisions du XIXe siècle à de véritables consultations a pu être faite(61). Les explications de cette longueur passée ont été diverses(62) ; une paraît incontestable : la Cour de cassation, en raison du faible nombre de pourvois, avait du temps à consacrer à ceux-ci, jusqu'à pouvoir rendre son arrêt après trois jours de délibéré(63). Il est clair que, de ce dernier point de vue, les données ont changé.

Le fait que la procédure de non-admission ait été présentée comme une réponse à la « question vitale de la régulation des flux de recours »(64) démontre l'exactitude de l'affirmation selon laquelle tout développement de la motivation « a un coût social évident en ce qu'il consomme plus de ressources du service public de la justice »(65).

Une explication plus étendue des arrêts pourrait certes se faire en augmentant la part de décisions de non-admission rendues, pour compenser le surcroît de travail demandé. Mais, du fait de la diminution du contrôle des pourvois inhérente à la procédure de non-admission(66), la fonction répressive de la Cour en pâtirait inévitablement.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que si la motivation est au premier chef au service de la loi(67), elle s'adresse aussi aux parties au pourvoi et que « les justifications avancées contribuent à l'acceptation de la décision et favorisent l'adhésion des justiciables »(68). Or, justement, avec la procédure de non-admission, « une des garanties essentielles du justiciable, celle de savoir pourquoi il a eu tort, est supprimée »(69).

Les parties ayant perdu leur procès restent souvent convaincues de leur bon droit et résistent difficilement au sentiment d'injustice ; les débouter sans autre explication que l'absence de sérieux de leur position ne peut que les renforcer dans cet état(70), les incitant parfois, d'incompréhension en illusions(71), à reporter leurs espoirs vers la Cour européenne des droits de l'homme, en vain le plus souvent. Permettre à la partie perdante de comprendre pourquoi elle a eu tort participe aussi de la mission de service public de la justice(72).

Faudrait-il alors, pour éviter à tout le moins cette incompréhension et la défiance qui peut l'accompagner, instaurer comme certains l'ont prôné un système de filtrage des pourvois fondé sur la seule question de l'intérêt doctrinal de ceux-ci ou encore admettre une limitation des cas d'ouverture et corrélativement « (des) décisions du fond incomplètes, incorrectes et injustes »(73) ?

La perte qui en résulterait pour notre système juridique serait immense, surtout s'agissant du filtrage des pourvois. Sans doute ce dernier fonctionne-t-il ailleurs, mais les 5 037 cassations prononcées par les chambres civiles en 2006(74) sont là pour rappeler que montrer la voie ne peut suffire à unifier notre droit. La possibilité de principe de contrôler le respect de la loi pour toute décision rendue en dernier ressort est d'un intérêt public primordial, qui justifie à la fois l'ampleur des moyens consacrés à cette fin et la longueur des délais de traitement des pourvois. Une meilleure efficacité de l'institution reste un objectif à atteindre(75), mais au service de l'accomplissement des missions de celle-ci(76).

Par ailleurs, quand bien même on entendrait privilégier davantage la fonction doctrinale de la Cour de cassation, il ne faudrait alors pas oublier que, de ce point de vue, la centralisation de « toutes les jurisprudences de la République » donne cette possibilité inestimable « de percevoir les tendances dominantes de l'évolution du droit vivant et de ressentir de manière globale les pressions qu'exerce la société civile en vue du changement du droit »(77).

La priorité n'est pas de développer la motivation mais de sauvegarder celle qui existe. D'autant plus qu'il est d'autres avantages à l'extériorité.

B - Les avantages de l'extériorité

L'extériorité de la motivation favorise la fonction doctrinale de la Cour en permettant à celle-ci de faire évoluer le droit par voie d'autorité (1) et d'être assistée dans sa mission (2).

1 - Une fonction doctrinale par voie d'autorité - L'une des forces de la Cour de cassation est qu'elle impose sa doctrine par voie d'autorité, sans avoir à justifier préalablement son bien-fondé, raison pour laquelle motiver davantage sa sentence « affaiblirait » son interprétation de la loi(78). Il est effectivement des justifications non proprement juridiques à la décision adoptée qui pourraient susciter des réticences, voire de vives protestations, et qu'il est plus prudent de laisser hors l'arrêt(79).

Qu'un haut magistrat ait à l'occasion de plusieurs écrits insisté sur les apports de l'analyse économique du droit à l'élaboration de la jurisprudence a pu susciter des réactions(80) ; celles-ci auraient peut-être été d'une tout autre ampleur si l'analyse citée avait figuré au coeur des décisions rendues sous sa présidence(81).

Ce, d'autant plus que, s'il devait véritablement être misé sur la vertu persuasive de l'argumentation pour justifier les arrêts, ceux-ci devraient souvent se transformer en véritables mémoires. Pour revenir sur l'exemple du communiqué(82) précisant que la décision de l'Assemblée plénière du 7 juillet 2006(83) a été adoptée après analyse des « grands systèmes de droit étranger », cette indication, tout en étant fondamentale pour l'étude des sources du droit, serait dénuée d'intérêt doctrinal par rapport à la solution de l'arrêt que la Cour a entendu faire connaître, relative à l'autorité de la chose jugée, sans la volumineuse étude complémentaire de droit comparé annexée au rapport du conseiller rapporteur(84).

Et l'arrêt n'étant pas destiné qu'aux chercheurs mais également à des praticiens pressés, il ne faut pas négliger le risque qu'un surplus d'informations au coeur de l'arrêt obscurcisse l'interprétation de la règle, noyée dans la masse. Loin d'y être un obstacle, « la brièveté est souvent la condition de la clarté »(85).

2 - Une fonction doctrinale assistée - Pour mener à bien sa fonction doctrinale, la Cour de cassation peut et doit compter sur l'aide des autres acteurs de la pensée juridique.

A cet égard, lorsqu'il s'agit de dépasser le cas d'espèce et de réfléchir sur la meilleure évolution possible du droit positif, l'université dispose d'un temps de réflexion et d'un recul particulièrement bienvenus. Qui plus est, là où la pure technique de cassation pourrait receler quelque aridité, le théoricien a déjà démontré que son inspiration créatrice, voire parfois franchement imaginative(86), pouvait faire évoluer ensuite le droit positif sur certains de ses aspects essentiels.

C'est bien la raison pour laquelle les conseillers rapporteurs et les avocats généraux près la Cour de cassation citent la doctrine universitaire parmi les sources premières de leur réflexion dans leurs rapports et conclusions.

Eviter de s'engager d'emblée au-delà de ce que le cas d'espèce impose sur la portée d'une décision dans le coeur de celle-ci, en se laissant notamment jusqu'au Rapport annuel qui sortira plusieurs mois après, et quelques commentaires doctrinaux plus tard, permet de se laisser un très appréciable temps de réflexion.

Ne pas en dire trop, pour « ne pas hypothéquer l'avenir »(87).

(1) Hypothèse du syllogisme régressif : J. Carbonnier, Introduction au droit, PUF, 1re éd., Quadrige, 2004, n° 9. Pour des exemples, V. F. X. Testu, Le juge et le contrat d'adhésion, JCP 1993. I. 3673, n° 22 ; J.-C. Bizot, LPA 25 janv. 2007. 41, 2e col., § 1, et p. 44, pt VIII in fine.

(2) Aussi reproduits au BICC.

(3) D. 2007. 889 s. et 1297 s.

(4) A. Tunc, La Cour de cassation en crise, Archives Phil. dr., t. 30, La jurisprudence, Sirey, 1985, p. 157.

(5) P. Deumier, Création du droit et rédaction des arrêts par la Cour de cassation, Archives Phil. dr., t. 50, La création du droit par le juge, Dalloz, 2007, p. 53.

(6) A. Tunc, art. préc., p. 157.

(7) En ce sens G. Canivet, Rapport de la Cour de cassation 2000, p. 32.

(8) V. infra.

(9) R. Libchaber, RTD civ. 2000. 680.

(10) A. Touffait et A. Tunc, Pour une motivation plus explicite des décisions de justice, notamment celles de la Cour de cassation, RTD civ. 1974. 487.

(11) V. P. Deumier, art. préc., p. 49 ; S. Gjidara, La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles, LPA, 26 mai 2004. 19-20, n° 59.

(12) A. Tunc, art. préc., p. 164 ; Conclusions : La Cour suprême idéale, RID comp. 1978. 462 ; P. Deumier, art. préc., n° 15, note 89 ; F. Béranger, La motivation des arrêts de la Cour de cassation, PUAM, 2003, préf. C. Atias, p. 70.

(13) Y. Chartier, Le rapport de la Cour de cassation. JCP 2000. I. 238, n° 30. V. égal. A. Vignon-Barrault, Les difficultés de compréhension d'un arrêt : point de vue du lecteur, LPA, 25 janv. 2007. 29, sur le Rapport 2004 qui aurait levé l'ambiguïté de Civ. 2e, 18 mars 2004 (D. 2004. Jur. 2324, note B. Beignier, et 2005. Pan. 1317, obs. H. Groutel), marquant en ces termes la reprise d'un contrôle de la Cour sur la qualification de faute intentionnelle en droit des assurances : « l'appréciation par les juges du fond du caractère intentionnel d'une faute qui (...) implique la volonté de son auteur de créer le dommage tel qu'il est survenu, est souveraine et échappe au contrôle de la Cour de cassation ». L'ambiguïté est discutable si l'on considère que « la Cour de cassation contrôle la qualification de la faute intentionnelle, tout en considérant que la recherche de l'intention est une question de pur fait, relevant de la souveraineté des juges du fond » : J. et L. Boré, La cassation en matière civile, Dalloz, 3e éd., 2003, n° 65.62.

(14) P. Deumier, RTD civ. 2006. 514-515, sur la définition de la force majeure.

(15) Rapport de la Cour de cassation 2006, p. 397.

(16) Y. Chartier, De l'an II à l'an 2000. Remarques sur la rédaction des arrêts civils de la Cour de cassation, in Mélanges offerts à Pierre Drai, Dalloz, p. 270. Contra, X. Henry, La jurisprudence accessible, Mégacode civil : théorie d'une pratique, RRJ 1999/4. 997-998, n° 75, mais à propos d'indications au sommaire qui figuraient dans les moyens reproduits par l'arrêt, et donc dans celui-ci.

(17) JCP E 2004. 817 ; sur la controverse qui s'en est suivie, V. J. Ghestin, L'interprétation d'un arrêt de la Cour de cassation, D. 2004. Chron. 2239, et A. Bénabent, Doctrine ou Dallas ?, D. 2005. Chron. 853.

(18) V. les exemples d'interprétations a contrario du service de documentation et d'études de la Cour de cassation cités par N. Molfessis, Les avis spontanés de la Cour de cassation, D. 2007. Chron. 40, note 12.

(19) A. Perdriau, La pratique des arrêts civils de la Cour de cassation. Principes et méthodes de rédaction, Litec, 1993, n° 800 s.

(20) Le problème peut se retrouver dès qu'un moyen non fondé en droit est écarté sans avoir été jugé au fond (outre l'exemple étudié en cas de nouveauté ou de contrariété aux précédentes écritures).

(21) Droit et pratique de la cassation en matière civile, Litec, 2003, n° 1122.

(22) A. Bénabent, chron. préc., D. 2005. 853.

(23) R. Libchaber, préc., RTD civ. 2000. 680, à propos des explications de M. le conseiller Grimaldi sur Com. 26 oct. 1999.

(24) Defrénois 1998, n° 36850-1, obs. P. Le Cannu ; RTD com. 1999. 187, obs. A. Laude, et l'explication de M. le président Tricot, Gaz. Pal. 2005. Doctr. 1009.

(25) Les effets perdurent ; BICC 15 juin 2007, n° 1278, p. 57, sur Com. 27 févr. 2007 (D. 2007. AJ. 872, obs. A. Lienhard).

(26) R. Libchaber, préc., RTD civ. 2000. 680, sur Com. 26 oct. 1999.

(27) Ch. mixte 26 mai 2006, JCP 2006. II. 10129, note H. Croze ; Defrénois 2006, art. 38433, n° 46, obs. R. Libchaber ; D. 2006. Jur. 1793, note R. Wintgen ; RDC 2006. 1197, note Y.-M. Serinet ; RTD civ. 2006. 558, obs. J. Mestre et B. Fages, et 829, obs. R. Perrot.

(28) R. Perrot, RTD civ. 2004. 778 ; F. Descorps Declère, note JCP 2004. II. 10096.

(29) M. Billiau, JCP E 2004. 1194.

(30) D. Tricot, Le fabuleux destin d'une décision de non-admission ou les périls de l'interprétation, Mélanges en l'honneur de Jacques Boré, Dalloz, 2007, p. 464, chapeau du II.

(31) Ce qui paraît indiquer que la non-admission pourrait être décidée après une forme de substitution de motifs.

(32)Ibid., p. 463.

(33) R. Perrot, RTD civ. 2005. 639, n° 8 ; P. Théry, Defrénois 2006, art. 38317, n° 3, p. 195-197 ; Y.-M. Serinet, RDC 2006. 1204-1205.

(34) TGI Caen, JEX, 15 sept. 1998, n° 9800678, p. 2.

(35) Caen, 16 mai 2000, RG 98/03123, Juris-Data, n° 334780, p. 3.

(36) J. et L. Boré, op. cit., n° 23.64, p. 63 ; R. Lindon, La motivation des arrêts de la Cour de cassation, JCP G 1975. I. 2681, IV, e).

(37) La méthode a failli être adoptée par les conseillers (V. le modèle de fiche proposé dans Droit et pratique de la cassation en matière civile, préc., p. 401) ; l'usage l'a emporté d'un « mini-rapport » expliquant brièvement la proposition de non-admission.

(38)Adde J. Héron et T. le Bars, Droit judiciaire privé, 3e éd., Domat/ Montchrestien, n° 854.

(39) H. Batiffol, Problèmes de base de philosophie du droit, LGDJ, 1979, p. 120.

(40) Le principe même de la non-admission n'étant pas contraire à l'article 6 § 1 Conv. EDH (CEDH 15 juin 2004, Stepinska c/ France).

(41) Ce qui n'est pas hypothèse d'école : E. Baraduc, in La sélection des pourvois à la Cour de cassation, sous la dir. de S. Amrani-Mekki et L. Cadiet, Economica, 2005, p. 122.

(42) Avis disponible sur le site de la Cour.

(43) V. la légère baisse en 2006 due à la récente représentation obligatoire en matière prud'homale.

(44) Hors désistements et déchéances (en les comprenant, 24 % des décisions des chambres civiles en 2006).

(45) P. Blondel, in La sélection des pourvois..., préc., p. 100.

(46) J. Ghestin, chron. préc., D. 2004. 2239, n° 5.

(47) J. Ghestin, Réflexions sur l'interprétation des arrêts de la Cour de cassation, in Mélanges en l'honneur d'André Ponsard, Litec, 2003, p. 188, n° 20.

(48) D. Tricot, Le fabuleux destin..., préc., p. 461.

(49) V. les bases Lamy ; les arrêts de la Chambre criminelle reproduisent en revanche généralement toutes ces informations en leur sein.

(50) Il s'agit d'un usage, non obligatoire mais habituellement respecté.

(51) D. 2007. Jur. 1767, note H. K. Gaba, AJ. 791, obs. A. Fabre, et Pan. 2264, obs. B. Lardy-Pélissier ; RDT 2007. 306, obs. B. Lardy-Pélissier.

(52) A. Fabre, obs. préc., D. 2007. AJ. 791.

(53) A. Perdriau, op. cit., p. 321, n° 943.

(54) D. Tricot, L'élaboration d'un arrêt de la Cour de cassation, JCP G 2004. I. 108, n° 21.

(55) Sans nécessairement poser la question du respect du contradictoire si le moyen était « dans le débat » : B. Odent et J.-C. Balat, La communication dans le procès, Rev. ann. avocats Conseil d'Etat et Cour de cassation 2006. 96. Ce qui n'est pas sans risque : CEDH 13 oct. 2005, JCP G 2006. I. 109, obs. F. Sudre.

(56)Adde A. Brunet, Droit au procès équitable et contrôle de la motivation des décisions de la Cour de cassation, in Justice et droits fondamentaux, Etudes offertes à Jacques Normand, Litec, 2003, p. 56.

(57) Elles le sont de moins en moins : le taux de réorientation était de 9 % en 2002, 7 % en 2003 et 2004, 5 % en 2006 : J.-F. Weber, La Cour de cassation, La doc. fr., 2006, p. 39.

(58) R. Kessous, in La sélection des pourvois..., préc., p. 126 ; E. Baraduc, in ibid., p. 123.

(59) A propos de Cass., ass. plén., 7 juill. 2006, Bull. n° 8 ; D. 2006. Jur. 2135, note L. Weiller ; RTD civ. 2006. 825, obs. R. Perrot.

(60) Communiqué sous Soc. 20 déc. 2006 (D. 2007. AJ. 308, obs. J. Cortot), pourvoi n° 05-42.539, BICC 15 mai 2007. 30 ; parfois, le commentaire de la Cour ira au-delà : V. E. Scholastique, L'image d'une cassation : l'arrêt Metaleurop, in Mélanges en l'honneur de Philippe Jestaz, Dalloz, 2006, p. 510, sur le communiqué.

(61) V. F. Béranger, op. cit. ; Y. Chartier, De l'an II à l'an 2000, préc., p. 269.

(62) V. J. Ghestin, chron. préc., n° 10 s.

(63) Arrêt Moinet du 16 janv. 1858, DP 1858. 1. 5.

(64) G. Canivet, in La sélection des pourvois..., préc., p. 5.

(65) H. Croze, Pour une motivation pas trop explicite des décisions de la Cour de cassation, in Mélanges en l'honneur de Philippe Malaurie, 2005, Defrénois, n° 13.

(66) V. supra.

(67) F. Zenati-Castaing, La motivation des décisions de justice et les sources du droit, D. 2007. Chron 1557.

(68) C. Atias, Crise de la motivation judiciaire, disponible sur le site de la Cour de cassation, n° 5.

(69) P. Waquet, L'officieux et le « non-dit », disponible sur le site de la Cour de cassation, B-I-1.

(70) Ce qui donne raison à André Perdriau lorsqu'il estimait préférable « le tampon (au) placard... » : La pratique... préc., p. 426, n° 1303.

(71) V. A. Lyon-Caen, Les avocats aux Conseils et la Convention européenne des droits de l'homme, Gaz. Pal. 10-12 juin 2007. 31.

(72) V. C.-J. Guillermet, La motivation des décisions de justice. La vertu pédagogique de la justice, préf. H. Lécuyer, L'Harmattan, 2006, spéc. p. 46 s.

(73) S. Guinchard et F. Ferrand, Procédures civile, 28e éd., Dalloz, 2006, n° 1787, les auteurs estimant pour leur part cette dernière limitation nécessaire.

(74) Rapport de la Cour de cassation 2006, p. 476 (cassations avec et sans renvois).

(75) Sur différentes pistes, V. A. Bénabent, Pour la Cour de cassation aussi, mais autrement..., D. 1989. Chron. 222 ; F. Zenati, La jurisprudence, Dalloz, 1991, p. 229 s.

(76) V. P. Waquet, LPA, 25 janv. 2007. 47.

(77) F. Zenati-Castaing, chron. préc., D. 2007. 1560.

(78) F. Zenati, La nature de la Cour de cassation, disponible sur le site de la Cour de cassation, III ; Y. Chartier, De l'an II à l'an 2000..., préc., p. 284.

(79) H. Muir Watt, La motivation des arrêts de la Cour de cassation et l'élaboration de la norme, in La Cour de cassation et l'élaboration du droit, dir. N. Molfessis, Economica, n° 9.

(80) V. R. Encinas de Munagorri, obs. RTD civ. 2006. 505 ; adde, sur les impasses de l'analyse économique du droit, notre thèse, Pour une obligation d'adaptation des accords de coopération. Contribution à l'étude du contrat évolutif, Paris I, 2000, p. 31 à 65, n° 35 à 87.

(81) V. le cas de Lord Hoffman devant la Chambre des Lords : H. Muir Watt, art. préc., p. 61.

(82) Diffusé sur le site de la Cour et au BICC du 15 oct. 2006.

(83) Préc., Bull. n° 8.

(84) Disponible sur le site de la Cour.

(85) H. Croze, Pour une motivation pas trop explicite..., préc., n° 4 ; Y. Chartier, De l'an II à l'an 2000..., préc., p. 276 ; A. Breton, L'arrêt de la Cour de cassation, Annales univ. Toulouse, 1975, p. 30.

(86) V. P. Malaurie, in Travaux Capitant, t. XXXI, 1980, La réaction de la doctrine à la création du droit par les juges, p. 94, sur quelques libertés prises par Paul Roubier avec le sens de certains arrêts.

(87) F. Ferrand, Cassation française et révision allemande, préf. S. Guinchard, PUF, 1993, p. 234, l'auteur regrettant pour sa part une motivation jugée trop succincte.



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La Semaine Juridique Edition Générale n° 44, 7 Novembre 1990, I 3468
La portée doctrinale des arrêts civils de la Cour de cassation
Etude par André PERDRIAU


INTRODUCTION

1. — De nombreux articles ont été écrits sur « l'interprétation » des arrêts de la Cour de cassation, et cela n'a rien d'étonnant car il s'agit d'une question à la fois importante et difficile.

Elle est importante parce qu'il est nécessaire, pour l'élaboration de la jurisprudence et pour sa critique par la doctrine, de bien comprendre les messages juridiques qu'entend délivrer la Cour régulatrice ; il est essentiel au surplus, lorsqu'une censure a été exercée, que la juridiction de renvoi sache très exactement ce qui a été annulé, et pourquoi.

Mais cette connaissance est souvent délicate en raison du langage et des méthodes rédactionnelles qui sont propres à la Cour.

2. — Nous n'aurons pas la prétention d'apporter des compléments utiles à ces études.

C'est pourquoi nous nous contenterons, dans une première partie, d'en rappeler les résultats, en préférant cependant parler de « la lecture » des arrêts, plutôt que de leur interprétation, pour marquer le caractère limité de notre propos.

Mais, dans une seconde partie, nous nous efforcerons d'ajouter un nouvel éclairage en recherchant si. au plan didactique, il est possible d'attacher une « portée » plus ou moins étendue aux décisions de la Cour de cassation d'après leur seule nature et d'après celle des moyens mis en oeuvre.

Comme nous l'expliquerons dans notre conclusion, nous avons été encouragé dans cette voie par des considérations qui tiennent aux exigences grandissantes de la documentation informatisée.

Avant tout, nous tenons à présenter une observation d'ordre général et un avertissement.

3. — Il ne faut pas confondre les mots « portée et « valeur » : tous les arrêts de la Cour suprême ont la même force et la même autorité.

Il en est ainsi qu'ils soient de rejet ou de cassation, qu'on doive les tenir pour des décisions d'espèce ou de principe, qu'ils émanent d'une Chambre ou d'une autreNote 1, et que celle-ci ait siégé en formation ordinaire ou en formation restreinte de trois magistrats (art. L. 131-6, al. 2. C. org. jud.).

La seule réserve à exprimer concerne les décisions rendues par une Chambre mixte ou par l'Assemblée plénière (art. L. 121-5 et 6, et L. 131-2, C. org. jud.). car il s'y attache, tant au regard des différentes Chambres de la Cour que de l'ensemble des juridictions, non seulement un retentissement particulier, mais aussi, parfois, certains effets.

4. — Nos développements ne toucheront que les cinq Chambres civiles de la Cour, à l'exclusion par conséquent de sa Chambre criminelle, et ils s'appuieront surtout sur les procédures avec représentation obligatoire (art. 974 et s. nouv. C. proc. civ.).

Pour la commodité de leur exposé, nous poserons au surplus en principe que les décisions déférées auront été rendues par des juges du second degré en sorte que nous ne viserons que les Cours d'appel pour désigner les « juridictions du fond », par opposition à la Cour de cassation (la Cour).

I. — LA LECTURE DES ARRÊTS

5. — Le rôle éminent de la Cour de cassation est de « dire le droit », même si elle ne peut rendre des arrêts de règlement (art. 5, C. civ.).

Comme Cour régulatrice, elle veille à l'unification et à la stabilité de la jurisprudence et, comme Cour suprême, elle proclame sa doctrine et, au besoin, l'impose.

Mais elle doit aussi, comme toute juridiction, donner leur solution aux litiges qui lui sont soumis en appréciant, affaire par affaire, les mérites de chaque pourvoi.

6. — Or, si elle satisfait nécessairement à cette seconde fonction, elle n'est pas toujours amenée à remplir la première.

En effet, elle ne peut se prononcer que si elle est valablement saisie et, dans l'affirmative, elle doit demeurer dans les limites de sa saisine.

Au cas où elle déclare un pourvoi irrecevable, elle ne statue donc en rien sur le fond et, lorsqu'elle aborde celui-ci, elle ne l'envisage que dans la mesure où il lui a été demandé de le faire, conformément à un de ses préceptes fondamentaux selon lequel elle juge « le moyen, tout le moyen, mais rien que le moyen ».

Il lui arrive d'ailleurs de n'apporter aucune contribution à la construction juridique lorsque le moyen est inopérant pour une raison quelconque, et il y en a beaucoup, ou lorsqu'il dénonce simplement une atteinte à la logique.

7. — Nous analyserons ces différentes situations en examinant successivement les arrêts de cassation, avec ou sans renvoi, puis les autres arrêts en commençant par ceux qui ne se prononcent pas sur le fond.

A. — LES CASSATIONS AVEC RENVOI

8. — Presque toutes les cassations sont prononcées avec « renvoi (art. 626, nouv. C. proc. civ. et L. 131-4, C. org. jud.), la cause et les parties étant remises en l'état où elles se trouvaient avant la décision annulée.

Il est alors capital pour ces parties, pour leurs conseils et pour les juges, de savoir ce qui a été annulé et peut par conséquent être remis en discussion ; si une erreur était commise à cet égard, la nouvelle décision pourrait faire l'objet d'un second pourvoi pour avoir méconnu la chose jugée (art. 1351 C. civ.).

Il faut en outre que la juridiction de renvoi soit parfaitement informée de la liberté dont elle dispose dans l'hypothèse, qui est la plus fréquente et dans laquelle nous nous placerons désormais, où elle ne voudrait pas entrer en rébellion vis-à-vis de la Cour suprême.

Ainsi se trouve posée une double interrogation, concernant les effets et concernant les causes des arrêts de censure.

» 1. — Sur les effets

9. — Pour savoir l'étendue de la cassation, il convient de se reporter avant tout au dispositif de l'arrêt de la Cour, puisque, normalement, c'est là qu'est indiqué ce qui, dans la décision qui était frappée de pourvoi, a été annulé ou, au contraire, maintenu.

S'il y a eu une « cassation totaleNote 2, qui ne laisse rien subsister de la décision, il sera écrit : « Casse et annule en son entier — ou en toutes ses dispositions — l'arrêt rendu le ... ».

Si la cassation n'a été que « partielle »Note 3, parce qu'elle n'atteint que certains chefs dissociables des autres, ou parce qu'elle ne profite qu'à telle partie ou, au contraire, ne préjudicie pas à telle autre, il n'y aura pas davantage d'ambiguïté lorsqu'il sera écrit : « Casse et annule l'arrêt.... mais seulement en ce qu'il a..., — ou en ses dispositions relatives à..., ou encore sauf en ce qu'il a... — ou à l'exception de ses dispositions concernant... ».

De pressantes recommandations sont adressées aux magistrats de la Cour pour qu'ils adoptent des formules aussi précises, et il est satisfaisant de constater qu'elles sont de mieux en mieux suivies par eux, dans le désir qu'ils ont de faciliter la tâche de leurs collègues et de renseigner les justiciables.

10. — Des incertitudes risquent néanmoins de subsister qui résultent surtout du second alinéa de l'article 625 du nouveau Code de procédure civile, aux termes duquel « (la cassation) entraîne, sans qu'il y ait lieu à une nouvelle décision, l'annulation par voie de conséquence de toute décision qui est la suite, l'application ou l'exécution du jugement cassé ou qui s'y rattache par un lien de dépendance nécessaire ».

Ce texte dispense en effet de répondre distributivement à tous les griefs d'un pourvoi et permet à la Cour de casser « sans qu'il y ait lieu de statuer sur (des) moyens autres que celui ou ceux auxquels elle a consacré sa discussion.

Supposons, par exemple, que X ait été condamné à payer une certaine somme, avec les intérêts, et qu'il ait été condamné aussi à payer une autre somme au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, outre les dépens.

S'étant pourvu, X aura pu contester dans un premier moyen sa condamnation principale, dans un deuxième moyen celle aux intérêts, dans un troisième celle aux frais irrépétibles et, dans un quatrième, celle aux dépens, mais, plus habituellement, il se sera contenté de discuter dans un premier moyen sa condamnation principale et, éventuellement, s'il avait une raison spécifique à le faire, dans un second moyen, sa condamnation aux intérêts.

Que fera la Cour si elle accueille le premier moyen ?

Elle cassera l'arrêt attaqué en son entier, sans avoir à statuer sur le ou les autres moyens puisque les condamnations aux intérêts, aux frais irrépétibles et aux dépens sont la conséquence évidente de la condamnation au principal...

Mais que se passera-t-il si, après avoir rejeté le premier moyen, elle accueille celui concernant les intérêts ?

Lorsque le demandeur au pourvoi aura pris la précaution d'ajouter les troisième et quatrième moyens, il n'y aura pas de difficulté puisque, ou bien la Cour statuera expressément à leur sujet, ou bien elle déclarera qu'elle n'a pas à le faire et il faudra en déduire, malgré le caractère partiel de la cassation, que les condamnations aux frais irrépétibles et aux dépens se trouveront annulées.

Au contraire, lorsque X n'aura mis en oeuvre que les deux premiers moyens, on ne saura pas, à la lecture de l'arrêt de censure, si un lien de dépendance nécessaire existe entre ces condamnations et la seule condamnation aux intérêts, et ce sera à la juridiction de renvoi qu'il reviendra de l'apprécier.

11. — De toute façon, le dispositif de l'arrêt de cassation peut ne pas distinguer ce qui est annulé de ce qui ne l'est pas.

Il faut alors procéder à la lecture attentive du ou des moyens mis en oeuvre, compte tenu de ce que la censure est « limitée à la portée du moyen qui constitue la base de la cassation, sauf le cas d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire » (art. 624, nouv. C. proc. civ.).

Plus exactement, il faut rechercher, dans l'énoncé de ces moyensNote 4, quelle était « la partie critiquée de la décision », et on la trouve sûrement car elle doit y être mentionnée à peine d'irrecevabilité (art. 978, nouv. C. proc. civ.).

Chaque moyen comprend traditionnellement des divisions, qu'on appelle à la Cour :
le « en ce que... », qui détermine le chef dont la cassation est demandée ;
le « aux motifs que... », qui reproduit la motivation qui avait été retenue à l'appui de ce chef ;
le « alors que... », qui indique en quoi celui-ci encourt le reproche allégué ;
et le « cas d'ouverture proposé, qui comporte d'ordinaire le visa d'un ou de plusieurs textes.


Les « en ce que... » de tous les moyens sur lesquels la Cour a cassé en leur consacrant une discussion spécialeNote 5, et les « en ce que... » de tous les moyens sur lesquels elle a déclaré ne pas avoir à statuer, sont à considérer comme annulés, pour les premiers, directement et, pour les seconds, par voie de conséquence...

12. — Restent seulement les cas envisagés à l'article 615 du nouveau Code de procédure civile et réservés à son article 624, quand il est prétendu que des chefs de la décision sont dans un lien d'indivisibilité ou de dépendance nécessaire avec la disposition censurée.

C'est à la juridiction de renvoi qu'il appartient de juger, selon les circonstances de l'espèce et sous le contrôle de la Cour de cassation, si ce lien est ou non caractérisé (V. supra n° 10, in fine).
» 2. — Sur les causes

13. — Les raisons de la censure sont, en général, parfaitement indiquées dans les motifs des arrêts de cassation, la Cour n'échappant pas à l'obligation, imposée à toute juridiction, de motiver ses jugements et d'y énoncer les prétentions et moyens des parties (art. 455, al. 1. nouv. C. proc. civ.).

Elles résultent au surplus, obligatoirement, d'un ou plusieurs textes (ou, à défaut, d'un axiome de droit) qui font l'objet d'un « visa » en tête de l'arrêt (art. 1020, nouv. C. proc. civ.).

En outre, conformément à une habitude ancienne que l'on tend à restaurer, elles sont assez souvent explicitées dans un « chapeau » qui, de façon abstraite, expose le principe juridique applicable.

Il devrait dès lors être facile de toujours connaître le fondement sur lequel la censure est intervenue.

14. — Il est plus malaisé en revanche de déterminer les conséquences de cette censure, parce que celles-ci diffèrent selon que la cassation a été prononcée pour violation de la loi ou pour manque de base légale, et également selon qu'elle l'a été au vu d'une règle de fond ou d'une règle de procédure.

A chacun de ces types correspond pour la juridiction de renvoi un éventail de solutions qui, en restant dans le cadre de notre prémisse (V. supra n° 8 in fine), est plus ou moins ouvert.

15. — Si un arrêt de Cour d'appel est cassé parce qu'il a été rendu en violation d'un texte de fond ou parce que, de ses constatations et énonciations. il n'a pas été tiré leurs conséquences légales, l'arrêt nouveau ne devra pas avoir le même dispositif que celui annulé.

La décision de la Cour de cassation est donc extrêmement directive. puisqu'elle prescrit la règle de droit à observer lorsque celle-ci a été ignorée ou méconnue, ou qu'elle lui donne son sens lorsqu'elle a été mal interprétée, et qu'elle en fournit éventuellement le mode d'emploi.

Il en découle que, dans la mesure où les données de fait demeureraient identiques. la solution du litige changera, sans quoi l'Assemblée plénière devrait être saisie d'un nouveau pourvoi qui reprendrait le même moyen que le précédent (art. L. 131-2, al. 2, C. org. jud.).

16. — Dans l'hypothèse particulière où la cassation serait due à une dénaturation, laquelle consiste à lire un texte autrement que sont écrits ses termes « clairs et précis », on se rapprocherait de la violation de la loi puisqu'on serait en présence d'une méconnaissance, soit de la loi contractuelle lorsque le document dénaturé serait de nature conventionnelle (art. 1134 C. civ.). soit du droit des parties de déterminer l'objet de leur litige lorsqu'il s'agirait des écritures de la cause (art. 4, nouv. C. proc. civ.), soit de l'obligation pour le juge de lire exactement et complètement les pièces qui lui sont soumises.

Cela suppose toujours que l'écrit incriminé était exempt d'obscurité ou d'ambiguïté, sans quoi il aurait prêté à interprétation, laquelle est souveraine.

Il s'ensuit que la juridiction de renvoi ne saurait lui donner une autre signification que celle qui a été considérée comme évidente par la Cour de cassation.

17. — Au contraire, si la cassation est prononcée pour manque de base légale, fût-ce au regard d'un texte de fond, cela n'empêchera nullement que soit prise une décision identique, en son dispositif, à la décision annulée, pourvu que soit ajouté, dans les motifs, ce qui manquait à cette décision pour qu'elle soit « légalement justifiée ».

L'arrêt de censure fait d'ailleurs apparaître clairement la recherche qui est à effectuer et dont le résultat est à mentionner en étant construit sur le schéma suivant : « Vu (tel texte)... Attendu qu'en statuant (de telle façon), sans constater.... préciser.... avoir vérifié si.... la Cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision — ou — n'a pas satisfait aux exigences du texte susvisé ».

On reconnaît au surplus, dans les titres, les arrêts rendus sur un grief de manque de base légale à la mention « constatations nécessaires », s'ils sont de cassation, tandis que la mention est « constatations suffisantes » lorsqu'ils sont de rejet.

Ainsi la censure ne doit pas faire préjuger qu'une autre solution serait meilleure et n'y incite même pas ; son seul objet est de rappeler que tout jugement ou arrêt doit. à partir de sa seule lecture, mettre la Cour de cassation en mesure d'exercer son contrôle quand celui-ci doit avoir lieu.

18. — D'autres cassations sont prononcées pour sanctionner un vice de motivation, qui peut tenir à son incohérence (si les motifs sont contradictoires en fait), ou à son caractère incertain (s'ils sont hypothétiques, ou dubitatifs, ou d'ordre général, ou encore s'ils ne reposent que sur une simple affirmation), ou à son absence (s'il y a défaut de motifs et, surtout, s'il n'y a pas eu de réponse à des conclusions).

Le moyen qui fait état d'une insuffisance de motifs pose la question de savoir s'il dénonce leur défaut partiel ou un manque de base légale au regard d'un texte de fond ; elle doit être résolue selon que le visa retenu est ou n'est pas l'article 455 du nouveau Code de procédure civile.

A ces cassations, sont à ajouter celles qui frappent les décisions qui n'ont pas été prises selon les formes de procéder, celles-ci étant prescrites, ou bien généralement comme celles concernant le respect de la contradiction, la publicité des débats. la composition de la juridiction, etc... ou bien spécialement pour régir la matière de l'espèce.

19. — Qu'elles soient basées sur une violation de la loi ou sur un manque de base légale, toutes ces cassations, que l'on qualifie couramment de « disciplinaires », ne mettent pas en cause le fond de la décision, puisque leurs critiques ne portent que sur la façon dont cette décision a été motivée ou rendue.

La juridiction de renvoi pourra donc reprendre le dispositif antérieur dans le nouveau jugement, pourvu qu'elle purge le vice ou répare l'omission relevés en modifiant la rédaction ou en accomplissant les formalités requises et en ayant soin d'en rendre compte.

20. — Un exemple simple aidera à comprendre les particularités des types de cassation qui viennent d'être indiqués :

Supposons qu'un jugement, après avoir débouté une partie de sa demande, l'ait condamnée à payer des dommages-intérêts à son adversaire « en raison de son comportement », sans autre précision, et que ce chef de décision soit frappé de pourvoi.

Il sera certainement censuré, mais comment ?

Si la condamnation prononcée est si peu importante qu'elle ne justifie pas pratiquement une saisine sur renvoi, la tentation sera grande d'annuler par voie de retranchement la disposition critiquée et critiquable, mais ce sera impossible parce que cela impliquerait une cassation pour violation de la loi et une appréciation, par la Cour. de faits qui doivent lui échapper...

Ne resteront donc que deux solutions :
ou bien. casser pour manque de base légale au regard de l'article 1382 du Code civil une décision « qui n'aura pas relevé qu'il existait des éléments constitutifs d'une faute ayant causé un préjudice » ; et il sera alors loisible à la juridiction de renvoi, ainsi éclairée sur la recherche à entreprendre, d'entrer ou non en condamnation ;
ou bien, casser pour violation des articles 455 et 458 du nouveau Code de procédure civile, du fait de l'inconsistance des motifs ; là encore, pourvu qu'elle motive davantage sa décision, la juridiction de renvoi sera parfaitement libre de la rendre dans un sens ou dans l'autre...


En réalité, les deux méthodes sont également utiliséesNote 6 et. parce qu'il s'agit d'une question disciplinaire ou quasi disciplinaire, elles conduisent à des résultats peu différents.

B. — LES CASSATIONS SANS RENVOI

21. — Tout arrêt de cassation sans renvoi, que celle-ci soit totale ou partielle, « emporte exécution forcée (art. 627. nouv. C. proc. civ. et L. 131-5, C. org. jud., al. 4).

Il remplit donc ses effets lorsqu'il a été notifié par le Greffe de la Cour à celui de la juridiction qui a rendu la décision annulée, pour être transcrit sur la minute à la suite ou en marge de cette décision et donner lieu éventuellement à la délivrance de nouvelles expéditions (art. 502, nouv. C. proc. civ.).

Quant à sa cause, elle ne peut être due qu'à une violation de la loi, puisque la Cour de cassation n'aurait pu mettre fin elle-même au litige s'il lui avait manqué un élément de fait lui permettant d'appliquer la règle de droit appropriée.

C. — LES AUTRES ARRÊTS

22. — Il n'y a pas beaucoup plus à dire sur leurs effets.

Ils sont toujours très simples, que le pourvoi ait été rejeté au fond, ou qu'il ait été écarté comme irrecevable, ou sans objet, ou à la suite d'une déchéance ou d'un non-lieu à statuer : la décision attaquée, qui avait déjà l'autorité de la chose jugée (art. 500, nouv. C. proc. civ.) et pouvait même, en règle générale, être mise à exécution (art. 501, nouv. C. proc. civ. et art. 19, L. n° 67-523, 3 juillet 1967), acquiert automatiquement un caractère définitif et irrévocable.

Il ne peut plus être formé contre cette décision un nouveau pourvoi (art. 621, nouv. C. proc. civ.) et le paiement des dépens, comme celui d'éventuelles amende et indemnité, est susceptible d'exécution forcée (art. 630, nouv. C. proc. civ.).

23. — Les causes des arrêts autres que de cassation se trouvent chaque fois explicitées, selon la nature de ceux-ci, puisqu'ils sont nécessairement motivés (art. 455, al. 1er, nouv. C. proc. civ.), bien qu'ils ne comportent d'ordinaire pas de visaNote 7.

Il en est cependant qui sont opposées après un examen au fond, et d'autres qui proviennent de différentes fins de non-recevoir, mais l'attention doit être attirée sur le fait que, parmi celles-ci, certaines frappent le ou les moyens, à l'exclusion du pourvoi lui-même.

Il importe en effet de distinguer entre les irrecevabilités relatives aux pourvois et les irrecevabilités spécifiques aux moyens.

Dans ce dernier cas, il sera écrit, après la discussion du moyen : « d'où il suit qu'il est irrecevable et, dans le dispositif : « Rejette le pourvoi ».

1. — Pourvois écartés sans avoir été examinés au fond

24. — Un pourvoi en cassation peut être déclaré irrecevable pour les mêmes raisons que toute action en justice, notamment si son auteur est dépourvu du droit d'agir (faute de capacité, de qualité ou d'intérêt) ou pour avoir été formé en dehors des formes voulues (par ex. sans le ministère d'un avocat aux Conseils lorsque la représentation est obligatoire) et, en outre, comme toute voie de recours, pour avoir été exercé tardivement ou pour s'en prendre à une décision qui n'était pas susceptible d'être attaquée.

Il peut aussi cesser d'avoir un but ou un objet, à la suite d'un désistement ou d'un acquiescement, ou lorsqu'il n'y a plus lieu de statuer (V. supra n° 10).

Toutes ces causes appartiennent au droit commun de la procédure, et elles sont bien connues.

25. — Il en existe en outre, qui sont propres aux pourvois, avec en particulier les « déchéances dont on peut rapprocher, depuis le décret n° 89-511 du 20 juillet 1989 (V. J.C.P. 1989, III, 62961), les « retraits du rôle (art. 1009-1, nouv. C. proc. civ.).

Nous ne nous attarderons pas davantage sur elles que sur les précédentes, en raison de leur aspect technique et parce que plusieurs études leur ont déjà été consacrées.

2. — Moyens écartés sans avoir été jugés au fond

26. — La raison la plus dirimante de ne pas juger un moyen est due à ce qu'il manque en fait, ce qui signifie qu'il énonce une contre-vérité.

Cette inexactitude, qui doit être flagrante, ne peut être d'ordre juridique, ce qui rendrait le moyen infondé, mais doit être mise en évidence par la matérialité des choses ; ainsi, lorsqu'il est fait grief à un jugement de contenir une disposition qui ne s'y trouve pas, ou de n'avoir pas répondu à des conclusions qui ne faisaient en rien état des prétentions à elles prêtées...

27. — Une irrecevabilité assez originale tient à ce que le moyen proposé pour la cassation est contraire aux écritures antérieures du demandeur au pourvoi, ou à sa position procédurale précédente.

Il serait en effet inacceptable que des juges du fond soient censurés pour ne pas s'être prononcés en dehors du cadre où le litige avait été situé, ou pour ne pas avoir procédé à des recherches qui ne leur étaient pas demandées.

28. — L'irrecevabilité la plus souvent retenue provient cependant de ce que le moyen est nouveau, pour être invoqué pour la première fois devant la Cour de cassation (art. 619, al. 1er, nouv. C. proc. civ.).

Celle-ci n'ayant pas à connaître des faits, ce moyen n'appelle aucune réponse de sa part s'il est mélangé de fait et de droit ; ses mérites sont au contraire à apprécier, au fond, s'il est, soit « de pur droit (art. 619, al. 2, 1°, nouv. C. proc. civ.), ce qui permet qu'il soit jugé au seul vu des constatations et appréciations que comporte la décision attaquée, soit « né de cette décision » (ibidem, 2° ), en sorte que la possibilité de le soutenir n'avait pu être découverte qu'après le prononcé de celle-ci.

3. — Moyens déclarés recevables

29. — Au contraire de l'appel, le pourvoi ne fait pas à nouveau statuer en fait et en droit (art. 561, nouv. C. proc. civ.) en vue de la réformation ou de l'annulation du jugement entrepris (art. 542 et 561, nouv. C. proc. civ.) : c'est une voie de recours « extraordinaire » qui tend uniquementNote 8 à « faire censurer... la non-conformité du jugement... aux règles de droit » (art. 604, nouv. C. proc. civ.).

30. — C'est pourquoi lorsque, après le pourvoi, le moyen a été reconnu recevable, ce qui se fait d'ordinaire implicitement, il y a quatre façons extrêmement différentes de ne pas l'accueillir, ce qui conduit à le rejeter « au fond ».

Paradoxalement, les deux premières, qui seraient inconcevables de la part d'une juridiction du second degré, n'impliquent pas pour autant que soient pesés ses mérites intrinsèques.

Les deux autres, plus classiques, résultent au contraire d'un jugement de valeur porté à leur égard.

a) Moyens rejetés sans avoir été appréciés au fond

31. — Lorsqu'il y a surabondance du motif critiqué par le moyen, parce que la décision attaquée est justifiée par d'autres motifs, la Cour de cassation se dispense de se prononcer en quoi que ce soit sur la pertinence du moyen.

Elle se contente de relever l'existence de ces autres motifs, de vérifier qu'ils suffisent au soutien du jugement frappé de pourvoi, et de constater, ou bien qu'ils n'ont pas été critiqués par ce pourvoi, ou bien que, dans une autre partie de son argumentation, ils l'ont été vainement.

La formule employée est alors la suivante : « Mais attendu que la Cour d'appel a par ailleurs retenu que... ; que par ce seul motif, qui n'est pas critiqué — ou — qui n'a pas été valablement discuté, l'arrêt se trouve légalement justifié ; d'où il suit que le moyen ne peut être accueilli ».

32. — Il y a toutefois une hypothèse où le recours à la surabondance se combine avec une appréciation au fond du moyen mis en oeuvre : c'est celle où la Cour rejette le pourvoi « en faisant abstraction d'un motif de droit erroné, mais surabondant » (art. 620, al. 1er, nouv. C. proc. civ.).

Elle précise alors que la décision se trouve justifiée « abstraction faite du motif erroné que critique le moyen — ou, du motif justement critiqué ».

Une telle déclaration signifie que le moyen était fondé et donne à penser qu'il aurait entraîné une cassation s'il n'y avait pas eu, dans un autre endroit que celui cité dans son « aux motifs que... », un ou plusieurs motifs salvateurs ; du point de vue doctrinal. elle équivaut à une censure virtuelle...

Il importe de noter qu'un rejet basé sur une surabondance ne saurait être interprété ainsi que si on y trouve les mots soulignés plus haut. En effet, même lorsque le motif incriminé n'est pas inexact en droit, la Cour peut estimer plus expédient. dans la pratique, de retenir simplement qu'il est. en fait. redondant et susceptible dès lors d'être tenu pour inopérant.

33. — Cependant, c'est l'absence d'un contrôle normatif de la Cour de cassation qui, beaucoup plus souvent, évite à celle-ci. ou plutôt, lui interdit de statuer sur la valeur d'un moyen : elle ne peut en effet méconnaître les pouvoirs qui appartiennent aux juges du fond.

Il s'agit de leur « pouvoir souverain » qui, comme son nom l'indique, met leur décision à l'abri de toute discussion ou recours pourvu qu'elle soit motivée sans incohérence, ou de leur « pouvoir discrétionnaire », qui est encore plus fort puisqu'il les dispense d'une motivation, ou de ce que nous appelons, pour notre part, leur « pouvoir optionnel », qui leur donne la faculté de choisir librement entre diverses solutions que leur ouvre la loi.

C'est une idée, qui nous est personnelle, qu'il existe, à côté du pouvoir souverain et du pouvoir discrétionnaire qui sont traditionnellement reconnus, un pouvoir intermédiaire tenant aux textes selon lesquels le tribunal « peut » prononcer telle ou telle mesure. Si le juge use de cette faculté, la seule justification qu'il aura à fournir au regard de la Cour de cassation sera de démontrer qu'elle lui était légalement offerte, et il sera à l'abri de toute censure dès lors « qu'il n'a fait qu'user des pouvoirs » que lui conférait le texte en cause.

34. — C'est en cela que la Cour de cassation ne se comporte pas comme si elle constituait un troisième degré de juridiction.

Certains pourvois tentent pourtant de la conduire à le faire. grâce à un habillage plus ou moins habile de leurs moyens ; ils sont invariablement rejetés par la formule : « c'est dans l'exercice de son pouvoir — souverain ou discrétionnaire — que la Cour d'appel s'est ainsi prononcée ou « en statuant ainsi, la Cour d'appel n'a fait qu'user des pouvoirs qu'elle tient de (tel texte) ».

Une formule plus sèche est parfois utilisée, à rencontre des pourvois manifestement dilatoires, selon laquelle, « sous le couvert de griefs non fondés, (ils) ne tendent qu'à remettre en cause les appréciations souveraines des juges du fond ou « qu'à remettre en discussion devant la Cour de cassation des faits et éléments de preuve qui ont été constatés et appréciés souverainement ».

b) Moyens rejetés après avoir été appréciés au fond

35. — Ont été réservés pour la fin de ce chapitre les cas où la Cour de cassation juge, après l'avoir examiné en droit, que le moyen est voué à l'échec.

Cela a lieu, normalement, lorsque le moyen n'est pas fondé juridiquement, mais cela peut arriver aussi, exceptionnellement. alors même qu'il ne manquerait pas de pertinence.

36. — Cette dernière situation se rencontre s'il y a substitution de motifs, la Cour pouvant « rejeter le pourvoi en substituant un motif de pur droit à un motif erroné (art. 620, al. 1er, Nouv. c. proc. civ.).

Elle suppose remplie une triple condition, puiqu'il faut :
que le motif critiqué soit un motif de droit, et qu'il ait été erroné ;
que le motif substitué ne s'appuie que sur des faits relevés comme constants par les juges du fond ;
et que la décision qu'entraine le motif substitué soit forcément la même que celle entreprise.


Comme dans une hypothèse visée précédemment (V. supra n° 32). si aucune censure n'intervient du point de vue des parties en cause, la valeur du moyen proposé n'en est pas moins démontrée.

37. — Le procédé le plus usuel pour rejeter les moyens et, à travers eux. les pourvois, consiste cependant dans l'approbation du raisonnement juridique suivi par la juridiction dont la décision est attaquée.

Cette approbation peut être nuancée, selon l'intensité du contrôle de légalité qui incombe à la Cour, mais dès lors que ce contrôle a eu lieu, elle donne toujours l'assurance que le jugement faisant l'objet du pourvoi est bien, sur les points dénoncés, « conforme aux règles de droit ».

Les expressions les plus utilisées sont les suivantes :
la Cour d'appel a pu (en déduire que..., retenir l'existence d'un lien de causalité entre..., considérer que...) ;
elle a qualifié exactement (un acte) ou caractérisé (une faute...) :
elle a, à bon droit, ou à juste titre, ou exactement...
c'est par l'exacte application de (tel texte) que la Cour d'appel a... ou. elle n'a fait qu'appliquer (tel texte) en...

II. — LA PORTÉE DES ARRÊTS

38. — D'une façon assez artificielle, mais simplificatrice, nous classerons les arrêts de la Cour de cassation en quatre catégories, selon que leur valeur doctrinale nous apparaîtra, ou nulle, ou extrêmement réduite, ou relativement limitée, ou absolument incontestable.

Conscient de l'aspect provocateur, voire irrévérencieux de ces premières classifications, nous tenons à en bien expliquer le sens.

Elles signifient que, si les décisions rendues ont un intérêt pour les parties en litige, elles n'en présentent aucun, ou presque aucun, pour la jurisprudence et la doctrine, c'est-à-dire pour les praticiens et théoriciens du droit que sont les mandataires de justice, les magistrats, les universitaires et les étudiants.

C'est là ce qui caractérise le mieux les « arrêts d'espèce ».

Cette distinction est, selon nous. fondamentale et elle devrait, à notre avis. servir à orienter et aiguiller les affaires vers les formations ordinaires ou les formations réduites au moins autant que la considération, en général moins évidente. selon laquelle « la solution du pourvoi paraît s'imposer » (art. L. 131-6. C. org. Jud.).

A. — ARRÊTS DÉPOURVUS DE PORTÉE DOCTRINALE

39. — Entrent tout d'abord dans cette catégorie les décisions qui, prononçant l'irrecevabilité du pourvoi, ou la déchéance, pour inobservation des conditions de forme ou de délai, se bornent à constater l'inexistence juridique ou la caducité de cette voie de recours (V. supra n24 et 25).

A moins de particularités d'application des textes qui régissent ces fins de non recevoir, il n'y a pas d'enseignement à en tirer...

Il en est de même pour les décisions dues à ce que le pourvoi n'a pas ou n'a plus d'objet, ou à ce qu'il n'y a pas lieu à statuer (V. supra n° 10). encore qu'elles puissent parfois renseigner sur l'indivisibilité des dispositions judiciaires.

40. — En font ensuite partie les arrêts de rejet ayant relevé un manque en fait. lequel ne relève jamais du domaine du droit (V. supra n° 26).

On peut y ajouter ceux qui écartent un moyen comme contraire à des écritures antérieures, puisqu'ils ne reposent que sur la comparaison de l'énoncé du moyen proposé à la Cour avec celui des prétentions soumises aux juges du fond : tout au plus convient-il de remarquer que cette comparaison peut n'être pas uniquement matérielle, mais exiger la reconstitution d'une position juridique implicite (V. supra n° 27).

41. — Nous y rangerons enfin, sans la moindre hésitation, toutes les décisions de cassation ou de rejet qui sont prises sur un grief de dénaturation, parce qu'elles ne font que dire si la lecture qu'ont faite les juges d'un écrit a été fidèle ou non, sans se prononcer en rien sur la valeur ou la validité de cet écrit (V. supra n° 16).

Un exemple typique sera fourni par un arrêt du 14 janvier 1988 de la Chambre sociale, qui a cassé pour dénaturation de ses termes clairs et précis l'acte intitulé « compromis », par lequel un employeur mettait fin à un contrat de travail en versant à son salarié une certaine somme à titre transactionnel, forfaitaire et définitif.

Cet arrêt, bien que non publié au Bulletin de la Cour. a été annotéNote 9 et son commentateur a estimé qu'il remettait en cause la notion de concessions mutuelles, essentielles dans les transactions, et qu'il apportait une confusion regrettable entre ces opérations et une rupture par accord amiable et négocié.

Cette interprétation ne proviendrait-elle pas d'un malentendu sur la méthodologie propre à la Cour ? mais celle-ci n'y aurait-elle pas prêté en visant, non seulement l'article 1134 comme il est habituel en matière de dénaturation. mais aussi son article 2044 en donnant ainsi une qualification légale à la convention litigieuse ?Note 10

B. — ARRÊTS À PORTÉE DOCTRINALE RÉDUITE

42. — Si les décisions qui viennent d'être énumérées ne méritent pas de retenir l'attention, ni d'être enregistrées et conservées, il en est à peu près de même pour toutes celles qui, si elles comportent une application juridique plus poussée, tranchent une question non discutée et non sérieusement discutable.

43. — Il s'agit, en premier lieu, des décisions qui. pour opposer la surabondance, retiennent que la décision attaquée se trouve justifiée par d'autres motifs que ceux critiqués (V. supra n° 31).

Cette déclaration est simplement affirmée, ou brièvement motivée, lorsque la pertinence de ces autres motifs n'a pas donné lieu, dans le pourvoi, à une quelconque contestation : on ne saurait donc y voir la manifestation d'un contrôle de légalité, qui n'était pas demandé...

44. — Il y a, en second lieu et surtout, les arrêts de cassation qui, intervenant sur un grief dit disciplinaire, constituent des rappels à l'ordre qu'imposent les exigences élémentaires de l'institution judiciaire (V. supra n° 18 et 19).

Ce sont ceux qui, pour justifier la censure, indiquent que le juge doit motiver sa décision, éviter toute contradiction, répondre aux conclusions dont il est saisi, respecter les droits de la défense, siéger en audience publique, etc...

Il ne viendrait à l'idée de personne de mettre en doute ces principes et. si leur énonciation est utile vis-à-vis des juridictions du fond pour les mettre en garde contre les dangers d'un laxisme inadmissible, elle n'est pas de nature à enrichir sensiblement la doctrine de la Cour de cassation.

C. — ARRÊTS À PORTÉE DOCTRINALE RELATIVE

45. — De nombreuses décisions de la Cour sont indispensables à connaître par ceux qui travaillent en son sein ou auprès d'elle, mais non pas pour l'ensemble des praticiens, à moins que ne vienne à leur être posée la question de la possibilité ou de l'opportunité d'un pourvoi.

C'est pourquoi nous croyons que leur impact didactique est relativement limité.

1. — Arrêts déterminant les décisions susceptibles de pourvoi

46. — Indépendamment des arrêts qui prononcent l'irrecevabilité d'un pourvoi pour des raisons qui s'apparentent à celles communes à toute action en justice ou voie de recours (V. supra n24 et 39), il en est qui tiennent à ce que la décision attaquée n'en était « pas susceptible ».

Cette notion est aussi délicate qu'importante, car :
certaines décisions ne peuvent absolument pas être frappées de pourvoi, d'une façon générale (comme les mesures d'administration judiciaire, les jugements non revêtus de la force de la chose jugée, ceux qui n'ont pas été rendus en dernier ressort ou qui peuvent faire l'objet d'une autre voie de recours...), ou en vertu d'une disposition spéciale (tels l'art. 1409, al. 3, nouv. C. proc. civ. ou l'art. 703, al. 3, C. proc. civ.) :
d'autres ne peuvent l'être « indépendamment du jugement sur le fond (art. 150 et 606 à 608. nouv. C. proc. civ.) ;
d'autres encore ne peuvent l'être par ou contre certaines personnes (par ex., art. 425, nouv. C. proc. civ. et art. 171 et s. L. n° 85-98, 25 janvier 1985).


Elle n'affecte pas pour autant, en généralNote 11, l'état de la jurisprudence...

2. — Arrêts rendus sur un grief de défaut de réponse

47. — Aucun profit d'ordre doctrinal ne devrait pouvoir être tiré d'un arrêt qui, ou bien, casse une décision parce qu'elle n'a pas répondu à des conclusions (sur le visa des art. 455 et 458 nouv. C. proc. civ.), ou bien, la maintient parce que les juges ont effectivement répondu, ou parce qu'ils n'étaient pas tenus de le faire.

En effet, il est de principe que la Cour ne prend parti, ni sur la valeur en droit des conclusions qui ont été délaissées. ni sur la valeur en droit de la réponse que les juges du fond leur ont donnée : elle constate simplement que cette réponse existe, ou non, ou qu'elle n'avait pas de raison d'être.

48. — En théorie, le seul intérêt des arrêts rendus à ce sujet serait donc de contribuer à différencier « le moyen ». auquel sont attachées des conséquences juridiques et qui appelle dès lors une réponse, et « l'argument », qui n'en requiert pas.

Cet intérêt est réel, non seulement pour ceux qui sont confrontés aux techniques de la cassation, mais aussi pour l'ensemble des juges du fond. encore que sa perception ne saurait les inciter à négliger les arguments des parties au profit exclusivement de leurs moyens...

49. — Dans la pratique cependant, il ne faut pas ignorer une évolution qui s'est produite à la Cour et accentuée durant les dernières années.

On considérait naguère que la censure était encourue lorsqu'il n'avait pas été répondu à tous les moyens contenus dans des conclusions, « quelle que soit leur valeur ». c'est-à-dire même s'ils étaient absurdes.

Dans le souci légitime de ne pas faire le jeu de pourvois dilatoires en prolongeant inutilement les procès, la Cour n'hésite pas maintenant à écrire, pour aller au rejet. « que la Cour d'appel n'avait pas à répondre à des conclusions qui, compte tenu de ce que..., n'étaient pas susceptibles d'influer sur la solution du litige ».

Cette formulation, qui aboutit à ce que, en réalité, la Cour de cassation réponde elle-même à la place de la Cour d'appel, implique toutefois que cette réponse puisse être donnée sans qu'on ait besoin de faire état d'autres faits que ceux constatés et appréciés souverainement par les juges du fond.

50. — On peut être ainsi amené à penser, si cette condition se trouvait remplie et si, néanmoins, une cassation a été prononcée, que le moyen délaissé méritait, pour le moins, une discussion.

Il ne faudrait pourtant pas en déduire, systématiquement, qu'il était déterminant, pas davantage qu'on ne saurait présumer. de la surabondance retenue à l'encontre d'un motif, que ce motif était erroné (V. supra n° 32).

3. — Arrêts retenant la nouveauté du moyen

51. — Les arrêts qui écartent un moyen en raison de sa nouveauté (V. supra n° 28) ne sont pas chargés d'une portée doctrinale en ce qu'ils se bornent à refuser d'examiner la valeur d'une prétention parce que, de toute façon, les juges du fond ne sauraient être censurés pour ne pas avoir vidé un débat portant sur des faits qui ne leur était pas soumis, ou pour ne pas avoir procédé à une recherche de faits qui ne leur avait pas été demandée.

52. — En revanche, ils ne sont pas indifférents du point de vue de la technique de la cassation, parce qu'ils impliquent que le moyen présenté pour la première fois devant la Cour n'est pas de pur droit, en contribuant ainsi à la distinction. qui est plus délicate qu'on le croit, entre le fait et le droit.

4. — Arrêts invoquant la souveraineté des juges du fond

53. — Une forte proportion de rejet au fond est due à ce que la juridiction dont émane la décision attaquée s'est prononcée dans l'exercice de son pouvoir souverain, ou discrétionnaire (V. supra n33 et 34).

On ne saurait y voir, ni une approbation, ni une condamnation de cette décision, et le seul enseignement à en retirer est que celle-ci échappe au contrôle de la Cour de cassation.

54. — Bien que cette notion de contrôle soit fondamentale. elle n'est guère signalée à l'attention de l'ensemble des juristes.

Ainsi, elle ne fait pas l'objet d'un recensement, ni même d'une rubrique spéciale dans les tables juridiques qui se bornent à indiquer, dans le développement de leurs sommaires, « appréciation souveraine des juges du fond ».

Or, ses contours sont nébuleux et fluctuants et ils gagneraient à être précisés et fixés afin d'être connus par tous.

C'est uniquement dans cette perspective que les rejets fondés sur la souveraineté devraient être répertoriés, étant donné que, pour le surplus, ils ne font que délimiter le champ d'intervention de la Cour régulatrice.

D. — ARRÊTS CHARGÉS DE PORTÉE DOCTRINALE

55. — Contrairement à une opinion assez répandue, les arrêts de rejet, comme ceux de censure pour manque de base légale, peuvent être autant porteurs de messages juridiques que les cassations prononcées pour violation de la loi.

Ils peuvent d'ailleurs comporter tout aussi bien des chapeaux ainsi, selon nous, que des visas.

Ces dernières cassations sont assurément très éclairantes lorsqu'elles donnent l'interprétation qui convient à un texte. indiquent s'il était ou non applicable, et définissent les conditions de sa mise en oeuvre.

Ce peut être toutefois d'une grande banalité, notamment lorsqu'il s'agit du jugement de griefs disciplinaires (V. supra n° 44) alors que, sur ces mêmes griefs, les rejets peuvent être lourds de sens lorsque, par exemple, ils mettent à part les cas où les juges sont dispensés de motiver leur décision, de répondre à des conclusions ou d'avertir les parties avant de relever un moyen d'office...

Quant aux censures pour manque de base légale (V. supra n° 17), elles sont très pédagogiques lorsqu'elles précisent les éléments qui sont à prendre en compte, et à mentionner, pour justifier l'application d'une disposition déterminée.

Pour ce qui est des arrêts de rejet qui déclarent un motif « erroné », mais surabondant, nous avons vu (V. supra n° 32) qu'ils devaient être considérés au même titre que s'ils avaient prononcé sur ce motif une annulation.

En définitive, un arrêt n'a de portée doctrinale certaine que dans la mesure où la Cour de cassation y a manifesté formellement son contrôle de la légalité (V. supra n° 37) et elle peut le faire, quelle que soit la nature de sa décision, chaque fois qu'elle est amenée à statuer au fond.

56. — Un cas privilégié est cependant celui où la Cour relève un moyen d'office, en application de l'article 620, alinéa 1er ou alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile. c'est-à-dire pour rejeter ou pour casser (V. supra n° 36).

En effet, ce moyen, substitué ou suppléé, ne peut par hypothèse qu'être « de pur droit » en sorte qu'il se présente en quelque sorte à l'état brut en étant dégagé de toutes les contingences de l'espèce.

57. — D'une façon générale, la Cour n'agit pas autrement lorsqu'elle fait précéder sa discussion, ou lorsqu'elle y incorpore un « chapeau » en énonçant une règle de droit en termes abstraits qui ne font aucune référence aux données propres au litige.

C'est pour cette raison que nous estimons souhaitable qu'on sache reconnaître et détacher ces chapeaux, et... que leur mode se rétablisse !

CONCLUSION

58. — Au cours de cette étude, nous avons été amené à constater la variété des arrêts de la Cour de cassation qui sont plus ou moins dépourvus de portée doctrinale, mais aussi la difficulté qu'il y a parfois à les séparer des autres.

Parvenu à son terme, nous chercherons à en tirer quelques conséquences du point de vue de l'informatisation juridique qui est en voie de rapide extension.

A. — LES DONNÉES À SAISIR

59. — La proportion des décisions qui ne paraissent pas susceptibles d'intéresser les praticiens et, particulièrement, ceux qui sont extérieurs à la Cour, est importante.

Elle l'est surtout si on la calcule, non par rapport aux arrêts rendus, mais par rapport aux réponses données distributivement aux différents moyens mis en oeuvre.

En effet, il est fréquent que dans l'espoir, d'ordinaire chimérique, d'accroître les chances de son pourvoi, le demandeur y multiplie les griefs. Par exemple il accompagnera le reproche d'un manque de base légale de ceux d'un défaut de réponse à conclusions et d'emploi de motifs dubitatifs ; s'il y a rejet, l'arrêt comportera trois chefs distincts, dont deux d'ordre purement disciplinaire, puisque la discussion est en principe conduite moyen par moyen.

Ainsi comptabilisées, les décisions sans intérêt ou sans grand intérêt, au sens où nous l'avons entendu (V. supra n° 38), sont certainement plus nombreuses que les autres...

60. — Doit-on s'offusquer d'une telle proportion, comme si elle portait atteinte au prestige, voire au crédit de la Cour suprême ?

Nous ne le pensons pas dès lors que celle-ci est, avant tout, une juridiction dont le rôle est de juger, tels qu'ils sont, tous les recours qui lui sont déférés, recours que les parties forment rarement dans l'unique souci de faire avancer le droit ou fixer la jurisprudence !

Il serait cependant grave pour l'institution, parce que cela traduirait un détournement de sa finalité, qu'augmentent par trop les moyens qui tendent en réalité à remettre en cause des faits et qui. étant manifestement voués à l'insuccès, sont simplement dilatoires.

Or, on ne constate heureusement plus leur accroissement à cause vraisemblablement des risques du prononcé d'une amende et d'une indemnité (art. 628, nouv. C. proc. civ.) ou du retrait du rôle lorsqu'il n'y a pas eu exécution de la décision attaquée (art. 1009-1. nouv. C. proc. civ.) et sans doute également grâce aux formations restreintes dont le fonctionnement plus expéditif décourage les pourvois abusifs.

Il serait aisé de suivre l'évolution de la situation en comparant le nombre des rejets non publiés à celui des autres rejets, et elle deviendrait inquiétante, selon nous, si ce rapport venait à dépasser deux pour un.

61. — Il n'en reste pas moins que la multiplicité, sinon la multiplication des décisions sans portée doctrinale pose un problème pour la collecte de la documentation.

Ce problème ne tient plus aujourd'hui à l'encombrement des fichiers car, depuis qu'ils sont informatisés, leur capacité est pratiquement sans limite.

Il est dû à ce que l'accumulation de données superflues alourdit les recherches et peut même les égarer.

La dernière table analytique consacre, sous le mot-clef « Cassation », plus de cinq pages au « défaut de réponse à conclusions » en énumérant, sous la rubrique « applications diverses » les cas où il a été répondu, ou non, à un moyen dans des affaires qui sont intitulées dans l'ordre alphabétique : agence de voyage, agent d'affaires, agriculture, etc...

Supposons qu'un avocat ait à traiter d'un point de droit concernant une affaire de ce genre.

Il ne cherchera rien dans un fichier manuel sous les mots « Cassation » et « défaut de réponse », mais, s'il interroge un fichier informatisé, il verra défiler sur son écran ou sur son imprimante une quantité d'arrêts qui lui indiqueront, peut-être, que dans de précédents procès des conclusions avaient été déposées relativement au même point.

Pourtant, il ne pourra en tirer aucun secours ou enseignement. puisque nous avons vu (V. supra n° 47) que les décisions intervenant sur un grief de défaut de réponse ne sont pas revêtues d'une valeur normative certaine.

C'est donc pour la fiabilité du système, bien davantage qu'en vue d'un gain de place, qu'il faut expurger des mémoires informatisées tout ce qui est inutile et serait susceptible, au contraire, de prêter à des erreurs d'interprétation ou à des malentendus (V. supra n° 41).

B. — LA SÉLECTION À OPÉRER

62. — Ainsi s'impose-t-il d'opérer une sélection, et cela, à un double niveau :
d'abord, parmi les arrêts rendus, en triant ceux qui sont seuls à mémoriser ;
et ensuite, à l'intérieur de chacun, en le décomposant éventuellement pour n'en conserver qu'une partie.


63. — Ce travail est extrêmement délicat.

C'est la Cour de cassation qui serait la mieux placée pour l'effectuer puisqu'elle sait, plus que quiconque, la portée exacte qu'il convient d'attribuer à tel ou tel chef de ses décisions.

Il n'y a cependant pas à attendre de sa part qu'elle assortisse celles-ci d'une ou plusieurs étoiles, à l'instar des guides touristiques ou gastronomiques !

Il est néanmoins possible de tirer parti du système de diffusion qu'elle a mis en place pour ses arrêts et des modes de publication de ceux-ci.

64. — Le Service de Documentation et d'Études (S.D.E.) de la Cour de cassation établit, pour les Chambres civiles (comme pour la Chambre criminelle), un « bulletin mensuel » dans lequel sont insérés, avec un titre et des références pour chacun et avec une table analytique récapitulative, tous les arrêts rendus par l'Assemblée plénière et une Chambre mixte et ceux signalés par les Présidents des autres Chambres (art. R. 131-17, C. org. jud.). Les arrêts ainsi publiés sont répertoriés dans des tables quinquennales, dont la plus récente concerne les années 1980 à 1984.

En outre, ceux de ces arrêts qu'il parait nécessaire de porter dans les moindres délais à la connaissance des Cours d'appel et des tribunaux, en raison de leur importance ou de l'urgence des problèmes auxquels ils apportent une solution, sont insérés, avec éventuellement un commentaire, dans un bulletin périodique, appelé couramment le « Flash »Note 12 qui est envoyé tous les quinze jours à l'ensemble des juridictions et qui contient aussi des décisions de ces juridictions présentant un intérêt particulier (art. R. 131-16, C. org. jud.). Ce bulletin ne fait pas double emploi avec le précédent, étant donné qu'il arrive beaucoup plus vite dans les tribunaux et qu'il y est lu plus systématiquement.

Enfin, les arrêts tout à fait significatifs et, notamment, ceux qui interviennent sur des questions d'actualité, liées par exemple à l'entrée en vigueur de lois nouvelles, sont cités au « rapport annuel » qui est adressé au Garde des Sceaux pour lui rendre compte du fonctionnement de la Cour (art. R. 131-12, C. org. jud.).

65. — Indépendamment de ces publications, la quasi-totalité des arrêts de la Cour de cassation sont envoyés, dès leur prononcé, au Centre National d'Informatique Juridique (C.N.I.J.), qui a été institué en service public de la documentation juridique (D. n° 84-940, 24 octobre 1984 : J. C. P. 1984, III, 56292).

Seules, ne sont pas ainsi diffusées les décisions de pure forme et celles qui, manifestement, sont dénuées du moindre intérêt.

Sur la minute et les expéditions de chaque arrêt, la lettre P, D ou N qui suit son numéro d'ordre, indique qu'il a été publié au Bulletin officiel de la Cour, qu'il a été communiqué au C.N.I.J., ou qu'il n'a donné lieu à aucune diffusion.

66. — Les décisions auxquelles nous avons reconnu ici une portée doctrinale sont, en général, publiées au Bulletin.

Il ne s'agit toutefois pas d'une règle absolue, car certains arrêts qui énoncent un principe de droit peuvent ne pas y figurer lorsqu'ils reproduisent à l'identique des arrêts publiés récemment et fréquemment ou lorsqu'il y en a plusieurs qui concernent des affaires identiques.

A l'inverse, des arrêts qui adoptent des solutions connues et indiscutables sont publiés, de temps à autre, à titre de jalons ou de rappels, notamment pour souligner la nécessité d'une rigoureuse motivation.

67. — Que la décision soit publiée, recopiée sur microfilm. introduite dans un fichier ou mise dans la mémoire d'un ordinateur, la question peut se poser, surtout si elle est longue, de savoir si elle doit être reproduite ou conservée en son entier ou seulement en partie.

Jusqu'ici, on préférait le maintien de son texte intégral parce qu'on répugnait à le tronquer et, aussi, parce qu'il était souvent difficile de le découper sans nuire à sa compréhension.

Il y aurait cependant des avantages à ce que. comme n'hésitent pas à le faire les revues juridiques en utilisant largement des points de suspension, on ampute délibérément un arrêt de ce qui le complique ou l'alourdit inutilement.

Dans cette perspective, il serait très souhaitable que le schéma des arrêts s'y prête encore mieux qu'actuellement, en comportant un exposé de faits liminaire et en réservant à chaque moyen une discussion qui suffise à elle-même.

C. — LES ÉLÉMENTS À COLLECTER

68. — Si le C.N.I.J. enregistre tous les arrêts publiés, il lui appartient de sélectionner, parmi les arrêts qui sont simplement diffusés, ceux qui entreront dans ses mémoires informatisées et, par conséquent, de vouer à l'oubli ceux qui seront écartés.

Ce sont des juristes analystes qui procèdent à ces choix en déterminant pour chaque décision si. au-delà de la solution qu'elle a apporté au différend opposant les parties, les théoriciens et les praticiens du droit gagneraient à la connaître et, donc, à la retrouver.

Cette recherche les amène à des éliminations successives.

69. — Sont d'abord mises au rebut, sauf quelques rares exceptions, les décisions qui relèvent une irrecevabilité ou une déchéance pour irrégularité formelle ou inobservation de délai, qui constatent un désistement ou déclarent qu'il n'y a pas lieu de statuer (V. supra n24 et 25). Ces décisions ne présentent guère qu'un intérêt statistique, mais elles sont comptées par l'informatique de gestion dont dispose la CourNote 13.

Sont ensuite écartés les arrêts de rejet qui se fondent sur le manque en fait du moyen (V. supra n° 26). sur sa contrariété à des écritures antérieures (V. supra n° 27) ou sur sa nouveauté (V. supra n° 28) ainsi que ceux, de rejet ou de cassation, qui statuent sur un grief de dénaturation (V. supra n16 et 41).

Enfin devraient, à notre avis, être pareillement traités les rejets qui s'appuient sur la surabondance du motif critiqué sans avoir qualifié celui-ci d'erroné (V. supra n31 et 32) et les décisions accueillant ou repoussant un moyen pris d'un défaut de réponse à conclusions (V. supra n47 à 50), si on ne veut pas qu'ils entrainent des interprétations plus ou moins aléatoires.

70. — Tous les arrêts restant, qui représentent, selon la matière traitée, entre la moitié et les deux tiers de la totalité des arrêts rendus en cette matière, sont en revanche à mémoriser. qu'ils aient ou non été publiés au Bulletin.

Il en est ainsi même pour les arrêts répétitifs qui s'inscrivent dans la ligne d'une jurisprudence constante ; en effet, ils manifestent que cette jurisprudence est maintenue sans altération ni infléchissement, et ils la renforcent en l'actualisant.

Ne seraient donc à excepter que ceux qui appartiennent à des séries, sauf à assortir celui qui serait seul retenu de l'annotation : « deux (ou plusieurs) espèces ».

71. — Occupent une place à part, sous le mot-clef « Cassation », les fins de non recevoir spécifiques au pourvoi et, en particulier, celles qui tiennent à la notion des décisions qui en sont susceptibles.

Nous estimons cependant qu'il conviendrait d'y ajouter. sous une nouvelle rubrique « Contrôle », les arrêts qui. pour refuser de se prononcer au fond, se réfèrent expressément ou implicitement au pouvoir souverain ou au pouvoir discrétionnaire des juges du fond (V. supra n33. 34 et 53), afin que soit enfin dressé l'inventaire des pouvoirs d'intervention de la Cour régulatrice.

72. — Mais ce qui nous semble être le plus important, c'est qu'un emplacement de prédilection soit réservé aux arrêts ou parties d'arrêt où est énoncé, de façon abstraite, un principe juridique, que ce soit sous la forme d'un « chapeau » (V. supra n° 57) ou par l'effet d'un « motif de pur droit » (V. supra n32 et 36).

Nous croyons, qu'après les repérages et cadrages qu'il faudrait marquer au moment de la saisie, cela pourrait être fait facilement par un procédé, tel que celui de zones ombrées ou d'une signalisation marginale, qui appellerait l'attention des chercheurs et la retiendrait sur les points qui, incontestablement, manifestent la doctrine de la Cour de cassation.

73. — A notre époque, où presque aucune mesure ou décision, autre que relevant de la création artistique ou artisanale, n'est prise sans qu'on ait auparavant tapé sur un terminal ou visualisé sur un écran pour obtenir des éléments de solution, le domaine du juge est l'un des rares qui soit encore protégé d'une telle mécanisation, sans doute parce qu'il ressort davantage de l'éthique que de la technique.

Avec la multiplication des ordinateurs dans les tribunaux, on peut toutefois s'attendre à son envahissement par l'informatique.

Il faudra savoir l'endiguer et, dans toute la mesure possible, le contrôler.

Il est heureusement à espérer qu'on y parvienne car, si les machines ont aujourd'hui la faculté de lire les arrêts, c'est toujours aux hommes qu'il appartiendra de les comprendre pour les interpréter.
Note 1 Illustre l'unicité et l'indivisibilité de la Cour. en ses différentes formations. le fait que la Chambre criminelle, en période de vacations et lorsqu'il y a urgence (par ex.. en matière électorale). remplit l'office d'une Chambre civile, ou que la Chambre commerciale juge (s'il s'agit de saisies ou de visites domiciliaires) des pourvois instruits selon la procédure pénale...
Note 2 Le caractère total ou partie] de la cassation, mentionné dans le titre de l'arrêt, s'apprécie par rapport à la décision déférée, et non par rapport au pourvoi (art. 623. nouv. C. proc. civ.).
Note 3 Cet énoncé figure désormais en annexe à l'arrêt de la Cour.
Note 4 Elle peut l'avoir fait. moyen par moyen, en réservant à chacun un paragraphe, ou globalement, après avoir réuni plusieurs moyens.
Note 5 V. par ex. (ass. coin. 20 février et 2 mai 1990. nos 88-11073 et 15587. diffusés.
Note 6 La Chambre commerciale a toutefois commencé, en 1988. à en insérer, accompagnés d'un chapeau, dans des arrêts de rejet qui étaient de principe, et le procédé est usuel lorsqu'il s'agit d'irrecevabilités...
Note 7 Sous réserve de cas exceptionnels, telles la contrariété de décisions et la perte du fondement juridique...
Note 8 J.C.P. 1988. éd. E. II. 15181. note Fr. Taquet.
Note 9 Pourrait être pareillement cité un arrêt de rejet du 6 décembre 1988 de la Chambre commerciale, non publié mais annoté (Lamy, Droit Économique. 1990. in « Groupements d'achat et de référencement », n° 6161), qui a été interprété comme déterminant les obligations d'une centrale d'achats envers ses fournisseurs référencés alors qu'il rejetait simplement des moyens reprochant à une Cour d'appel de n'avoir pas répondu à des conclusions et de n'avoir pas procédé à une recherche demandée.
Note 10 Il faut en effet réserver certaines irrecevabilités dues à l'application de dispositions particulières, comme celles relatives à l'état de faillite, qui sont transposables à d'autres actions en justice que les pourvois.
Note 11 Auquel les particuliers et les praticiens peuvent s'abonner, aussi bien qu'au Bulletin en s'adressant à la Direction des Journaux Officiels.
Note 12 Sur 19.255 affaires civiles terminées en 1989. il y a eu 3.216 désistements. 1.925 déchéances. 432 retraits du rôle et 2.622 irrecevabilités, soit 42% de pourvois non jugés au fond.


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Recueil Dalloz 2005 p. 1115
La distinction du fait et du droit dans le pourvoi en cassation en matière civile

Jean-Luc Aubert

L'essentiel
La Cour de cassation est juge du droit, non du fait. La formule cache de nombreuses difficultés et maintes nuances. On sait, par exemple, les hésitations suscitées par la question des qualifications. En réalité, il semble bien que la Cour - parce qu'elle veut exercer un contrôle détaillé de l'application de la règle de droit - consacre une conception restrictive du fait qui lui échappe, lequel se réduit aux faits de l'espèce, et encore, pas tous. Et il faut aussi tenir compte de ces autres données de fait, « faits de société » tels que l'équité ou l'opportunité notamment, qui entrent dans le choix de ses décisions.


[Conférence prononcée le 15 mars 2005 dans la Grand'chambre de la Cour de cassation dans le cadre d'un cycle de conférences « Droit et technique de cassation ».]

Les articles 604 du nouveau code de procédure civile et L. 111-2, alinéa 2, du code de l'organisation judiciaire font de la Cour de cassation un juge du droit et non du fait. La distinction de ces deux domaines est, en vérité, moins évidente qu'il n'y paraît de prime abord. Aussi ne faut-il pas s'étonner de ce que, par l'effet tant du dynamisme de cette Haute juridiction que de l'éminence de sa fonction, le droit ait pris le pas sur le fait. Je veux dire par là que le contrôle de la Cour s'applique, aujourd'hui, à un droit largement entendu et que ce contrôle peut, parfois, impliquer l'appréhension de certains faits.

A priori, la distinction du fait et du droit est claire. La construction des mémoires en demande et en défense la fait clairement apparaître : l'exposé préliminaire, ou Introduction, décrit les faits de l'espèce ; le droit se trouve dans la « Discussion » qui lui succède. Tout ce qui n'est pas pur fait (y inclus le déroulement de la procédure) est droit. Cette appréhension concrète de la distinction ne suffit malheureusement pas pour la cerner vraiment.

C'est que les termes de droit et de fait ne sont pas dépourvus d'équivoque. Sans doute le « droit » désigne-t-il la règle de droit. Mais deux autres éléments ont vocation à s'y ajouter : d'abord, et certainement, l'interprétation de la règle ; ensuite, peut-être aussi, son application ponctuelle. Quant au « fait » le mot recouvre semblablement différents éléments : les faits de l'espèce, sans aucun doute ; mais aussi leur environnement plus ou moins immédiat que je qualifierai, faute de mieux, de faits de société - considérations plus ou moins générales d'ordre moral, social, etc.

Il est d'ailleurs d'autres éléments de complexité. D'un côté, la règle de droit trouve sa source non seulement dans la loi et le règlement, mais encore, et c'est devenu aujourd'hui très important, dans les traités internationaux dûment ratifiés et les dispositions d'origine communautaire. Quant au fait, il inclut, bien sûr, l'ensemble des événements de la vie en société, dont notamment les contrats. Ce sont ces événements qui vont constituer les faits de l'espèce. Mais il faut encore y ajouter la loi étrangère et certains usages.

A ce stade, la distinction du fait et du droit reste cependant assez facile parce qu'on l'envisage de manière statique. Les choses changent considérablement lorsqu'on inscrit la distinction dans une perspective dynamique, qui est celle du litige, en général, et du pourvoi en cassation, en particulier. Alors, en effet, il faut situer le fait - disons le fait pur - au regard de la règle de droit et l'analyser pour l'intégrer dans les catégories juridiques qui vont permettre l'application de cette règle. Où commence le droit ? Où s'achève le fait ? Les options se multiplient. C'est un débat qui concerne en particulier, comme chacun sait, la qualification. On peut regarder celle-ci comme restant du domaine du fait, dans la mesure où elle n'est qu'un positionnement des faits de l'espèce par rapport à la règle de droit. Mais on peut être d'un avis contraire - je fais l'impasse sur les nuances - en considération de ce que la qualification intègre le fait dans le droit. Cela montre en tous cas que l'appréhension de ce qui est fait et de ce qui est droit est variable. Entre la règle de droit à l'état brut et le fait pur on peut imaginer qu'un curseur se déplace plus ou moins pour fixer les domaines respectifs de ces deux éléments.

Il me semble que le positionnement de ce curseur entre ces deux pôles est de nature à révéler la fonction précise de la Cour de cassation. Dans la mesure où celle-ci a la maîtrise de ce qu'elle accepte de juger - fixation des cas d'ouverture à cassation - et des contrôles qu'elle entend opérer, elle détermine l'exacte portée de son intervention. Et plus elle confère au droit une place prépondérante, en refoulant le fait sur lequel elle n'a pas de pouvoir, plus elle accroît, quantitativement et qualitativement, l'importance de sa fonction.

On peut concevoir, en effet, le rôle de la Cour de cassation de différentes manières. Elle est, bien sûr, par excellence, l'organe d'interprétation de la loi. Chacun sait que son institution était essentiellement destinée à assurer l'unité d'interprétation de la règle de droit : la loi doit être la même pour tous. C'est un idéal ; ce ne peut être qu'un idéal : tous les jugements ne font pas l'objet de recours; la jurisprudence de la Cour de cassation elle-même n'est pas à l'abri d'hésitations. Du moins est-il certain que la Cour assure globalement une lecture aussi homogène que possible des lois.

Mais la fonction de la Cour de cassation peut être conçue plus largement et déborder la question de l'interprétation pour s'étendre à l'application de la loi. La Cour devient alors un véritable juge des jugements et contrôle la correction juridique de l'ensemble de la production judiciaire : chaque justiciable doit recevoir le même traitement. Plus encore que pour l'interprétation, il faut relativiser la formule. L'unité, l'uniformité de la jurisprudence au stade de l'application de la règle de droit est, à mon avis, assez largement mythique. Outre le fait déjà évoqué d'une absence de contrôle systématique de la totalité des décisions, même rendues en dernier ressort, il faut tenir compte ici de l'infinie diversité des situations de fait. Cette diversité engendre d'inévitables distorsions d'un cas à l'autre et gêne considérablement les comparaisons d'une espèce à une autre et, par voie de conséquence, l'appréciation d'une éventuelle divergence de jurisprudence, voire d'un revirement(1). Il n'empêche qu'un tel contrôle de la mise en oeuvre de la loi peut être un moyen d'améliorer l'homogénéité de la lecture du droit.

Dans un registre assez différent - celui de la création de normes - la Cour de cassation peut aussi être appelée, en application de l'article 4 du code civil, à jouer un rôle de suppléance de la règle de droit lorsque celle-ci est défaillante. Et la tentation peut être grande, à ce point, de corriger la règle de droit lorsqu'elle semble inadaptée, en en faisant une interprétation plus ou moins déformante, voire imaginative.

J'incline à penser que la Cour, réserve faite de diverses nuances, s'inscrit dans une compréhension de plus en plus large de son rôle, ce que favorise, sans doute, la médiocrité croissante de nos lois. Pour cela, elle adopte une conception extensive du droit, ce qui autorise directement son intervention et qui fait d'elle un organe de contrôle de l'interprétation et de l'application de la règle de droit. Dans le même temps, elle s'approprie le contrôle de certains éléments de fait, ce qui a pour double effet de conforter son pouvoir d'intervention dans l'application de la règle de droit et de favoriser sa fonction de création de normes.

C'est cet état de choses que je voudrais mettre en lumière en montrant que ce qui caractérise aujourd'hui la distinction du fait et du droit dans le pourvoi en cassation c'est, d'un côté, une compréhension large du droit (I), et, de l'autre, l'appréhension directe de certains faits par la Cour de cassation (II).

I - Une compréhension large du droit

Depuis longtemps déjà, il est acquis que la compétence de la Cour de cassation ne se limite pas à un contrôle de la violation de la loi, lequel relève de sa compétence d'origine. L'élargissement de son champ de compétence peut être illustré, même si c'est assez réducteur, de deux façons. D'abord, par l'admission comme cas d'ouverture à cassation, à côté de la violation de la loi, du manque de base légale (A). Ensuite, par la consécration, dans la pratique de la Cour, d'une politique de contrôle assez extensive (B).

A - Le contrôle du manque de base légale

Ce contrôle a été admis dès le début du XIXe siècle. Il est devenu le complément de celui de la violation de la loi : il diffère bien de celle-ci, mais il en reste très proche. Cela explique que la distinction des deux ne soit pas toujours aisée, ni dans son principe ni dans sa mise en oeuvre, et qu'elle donne lieu, parfois, à controverse. Je me bornerai à quelques remarques pour les situer l'un par rapport à l'autre.

On peut partir de l'observation de Motulsky, qui parlait, pour définir le rôle de la Cour, du « contrôle de l'exactitude des décisions judiciaires »(2). Il y distinguait trois voies : le défaut de motifs, la violation de la loi et le manque de base légale. Je crois qu'il suffit d'opposer la violation de la loi - dont fait partie le défaut de motifs - au manque de base légale. Dans le premier cas, la décision soit ne comporte aucun motif(3) - ce qui méconnaît l'article 455 NCPC - soit comporte une motivation complète mais qui ne correspond pas aux exigences de la règle de droit mise en oeuvre, de sorte que la loi a été faussement appliquée. Dans le manque de base légale, il y a bien des motifs, mais qui ne permettent pas de vérifier que la loi a été correctement appliquée : les motifs donnés ne permettent de dire, ni que la loi a été violée, ni qu'elle ne l'a pas été. Ils sont insuffisants.

Quelques exemples puisés arbitrairement dans une jurisprudence abondante : il manque la constatation de circonstances complémentaires nécessaires à la solution retenue(4) ; le juge n'a pas recherché la nature précise de la prestation génératrice d'un droit à rémunération(5) ; ou encore, ayant écarté le rôle causal d'une faute, il n'a pas recherché si celle-ci n'avait pas eu un autre effet que celui qu'il a écarté(6) ; impossibilité, enfin, de trouver dans la décision des motifs permettant de déterminer son fondement juridique(7).

Le manque de base légale se caractérise ainsi par l'impossibilité où se trouve la Cour de cassation de mettre en oeuvre son contrôle : la décision critiquée n'a peut-être pas violé la loi, mais on ne peut pas s'en assurer.

La question mérite d'être posée de savoir si les arrêts de cassation prononcés sur ce fondement ont une valeur normative. On pourrait le nier en s'en tenant au fait que le juge de renvoi reste libre de conserver la solution déjà retenue, en la motivant suffisamment, ou d'en consacrer une autre. Mais ce serait méconnaître que l'arrêt de cassation pour manque de base légale précise ordinairement les circonstances qui, dans l'espèce considérée, permettraient l'application de la loi en question. Certes, ces indications ont pour fonction principale et pour utilité incontestable de guider le juge de renvoi dans son jugement(8), mais elles ont du même coup le mérite de donner une certaine dimension normative à l'arrêt.

Ces dernières observations sont plus importantes qu'il n'y paraît de prime abord. Elles éclairent en effet d'un jour particulier la prise en considération du manque de base légale et, du même coup, la nature du rôle que la Cour de cassation se reconnaît. Au fond, face à un manque de base légale, cette juridiction pourrait adopter trois attitudes différentes : refuser tout contrôle ; réaliser un contrôle sommaire ; faire un contrôle approfondi.

En premier lieu, elle pourrait refuser tout contrôle. La solution pourrait se justifier par le fait que le pourvoi, par la force des choses, ne fait la démonstration ni d'une application injustifiée de la loi ni d'une interprétation erronée de celle-ci. Cela signifierait que la Cour de cassation n'a pour rôle que de censurer les applications erronées de la loi, sans avoir à entrer dans les détails de sa mise en oeuvre. Sa fonction serait ainsi essentiellement d'interprétation de la règle de droit. Il va de soi que cela exposerait à donner effet, parfois, à des décisions juridiquement injustifiées, mais c'est là une éventualité qu'aucun système de contrôle ne parvient à éviter. On peut observer, au surplus, que le grief de manque de base légale donne souvent lieu à rejet, et assez fréquemment parce qu'il masque une tentative de remise en cause de constatations ou appréciations souveraines(9). N'y aurait-il pas là un indice de ce que le manque de base légale reste proche du fait ?

En deuxième lieu, la Cour pourrait admettre son contrôle et se borner, en cas de cassation, au simple constat de l'impossibilité de vérifier l'application correcte de la loi, sans autre précision. Une telle solution aurait pour avantage de permettre un traitement plus rapide de ces griefs. Mais elle aurait aussi l'inconvénient de risquer d'allonger les procédures, faute d'indiquer au juge du fond les vérifications utiles à une solution correcte.

J'ai dit déjà que la jurisprudence a choisi la troisième voie : non seulement la Cour admet le contrôle du manque de base légale mais encore elle précise la nature de l'insuffisance de motivation lorsqu'elle accueille le grief. C'est évidemment une solution soucieuse des intérêts des justiciables et propre à améliorer la qualité des décisions de justice, dans les limites que j'ai indiquées tout à l'heure. C'est aussi une solution qui alourdit sensiblement la charge de travail de la Cour. C'est inévitable dès lors que cette attitude fait de la Cour de cassation un organe de contrôle détaillé de l'application de la loi.

Je crois que l'on est alors très au-delà d'une recherche d'interprétation uniforme de la règle de droit et que, dans sa démarche, le juge de cassation entre, d'une certaine manière, dans un processus d'investigation du fait. C'est que, pour répondre au grief, le juge de cassation se trouve contraint de plonger dans l'analyse des faits de l'espèce. Il doit évidemment envisager ceux que la décision attaquée a mis en relief. Mais il doit aussi rechercher les circonstances qui, au regard de cette décision, seraient de nature à justifier la solution retenue. Bien sûr, il s'agit alors d'une recherche abstraite : le juge de cassation ne reprend pas l'analyse de l'espèce. Il se livre seulement à une recherche des éléments qui autoriseraient la solution adoptée par le juge du fond. Pour cela il est bien sûr guidé par le moyen et enfermé dans les termes du débat. Il n'en doit pas moins, dans ce cadre, procéder à ce que j'appellerais volontiers une recherche de fait hypothétique.

On voit ainsi que la prise en compte du manque de base légale rapproche considérablement le juge de cassation d'une recherche factuelle. Je sais bien qu'il s'agit toujours d'une recherche spécialisée dont la finalité est de satisfaire à une application correcte de la loi. Je n'en pense pas moins que l'on se trouve alors suffisamment éloigné de l'interprétation de la règle de droit pour que la consécration de ce cas d'ouverture ne s'impose pas nécessairement. La délimitation du fait et du droit dépend ici de la politique juridique de la Cour de cassation. Voulant contrôler de près la mise en oeuvre effective de la règle de droit, elle étend le champ de ses interventions en adoptant une conception large des questions de droit.

On retrouve une orientation semblable avec la question des contrôles opérés par la Cour de cassation, ce qui n'a rien d'étonnant. Mais on va pouvoir constater à cette occasion que la difficulté de délimitation du droit et du fait est à l'origine de nuances considérables.

B - Une politique extensive des contrôles

C'est une telle politique que consacre la Cour de cassation. Je me propose, ici, d'examiner comment la Cour pratique ses contrôles au regard des griefs de violation de la loi et de manque de base légale. La question est vaste et complexe. Je crois pourtant que l'on peut en prendre une mesure suffisante en envisageant, d'abord, le problème du contrôle des qualifications pour évoquer, ensuite, très brièvement, celui de la portée ou de l'intensité des contrôles opérés, étant remarqué que les deux questions se chevauchent largement.

La question du contrôle des qualifications s'est posée très tôt. C'est que la qualification joue un rôle essentiel dans la mise en oeuvre de la règle de droit. « Qualifier », dans son sens commun, c'est caractériser une chose ou une personne par une ou plusieurs qualités. La qualification juridique est l'opération intellectuelle par laquelle on caractérise une donnée de fait, simple ou complexe, au regard de la règle de droit. Elle permet de passer du pur fait à l'insertion de ce fait dans l'application de la règle de droit(10). Ces diverses formules suffisent pour comprendre que la distinction du fait et du droit devient à ce stade fort délicate.

La question a été largement débattue en doctrine(11). Je me bornerai à évoquer à ce sujet deux points de vue radicalement opposés. Le premier a été exprimé dès 1822 par le président Barris. Il repose sur une distinction précise : tantôt la loi définit la notion juridique en en précisant les conditions, ainsi par exemple du dol ou de la violence, du contrat de vente ou de la donation ; tantôt elle se borne à retenir une notion sans la définir, par exemple, la faute, le cas fortuit ou la réconciliation des époux. Le contrôle de la Cour de cassation n'a lieu d'être que dans le premier cas(12). Dans le second la définition est abandonnée au juge du fond. Cette opinion très restrictive du contrôle n'a pas convaincu. La majorité de la doctrine admet, sauf diverses nuances, que les qualifications doivent être contrôlées par la Cour de cassation. Ainsi Motulsky considérait-il que toute qualification soulève une question de droit justifiant un contrôle(13), dès lors qu'elle repose sur une comparaison entre les faits de la cause et les éléments qui fondent la règle de droit, l'opération consistant en une « tentative de penser le cas particulier comme contenu à la règle de droit »(14).

Comme il arrive souvent, la Cour de cassation ne s'est pas laissée enfermer dans les systèmes imaginés par la doctrine. Sa position se révèle très nuancée et d'autant plus difficile à cerner qu'elle varie assez souvent, par abandon d'un contrôle ou reprise d'un contrôle abandonné. Ainsi, par exemple, pour la « contestation sérieuse » en matière de référé(15) ou l'existence d'un aléa en assurance(16) ou encore, en matière de protection des consommateurs, pour le rapport direct existant entre le contrat conclu et l'activité professionnelle du contractant(17).

Je dois, à ce point, faire une double remarque pour éviter toute ambiguïté : je ne détiens pas, malheureusement, une vision synthétique de l'ensemble de la jurisprudence de la Cour en la matière ; je ne dispose pas davantage d'un système que je pourrais suggérer pour résoudre le problème. Mon propos sera donc à la fois très limité et schématique(18) et plus interrogatif qu'affirmatif.

Une chose est sûre : savoir que la constatation des faits échappe au contrôle de la Cour. L'hésitation ne surgit qu'à partir du moment où l'on s'engage dans la recherche des conséquences juridiques qui peuvent s'y attacher. Un contrôle s'impose toujours : celui de la réunion effective des éléments qui commandent la qualification. Ainsi, la responsabilité personnelle suppose-t-elle la conjonction d'une faute, d'un dommage et d'un lien de causalité. La Cour doit toujours s'assurer que ces trois éléments ont été effectivement constatés. A défaut, une cassation doit intervenir, ce qui est assez souvent le cas, faute de constatation d'un préjudice. De la même manière, l'existence d'une vente suppose la constatation d'un accord de volonté sur un objet déterminé et un prix. La Cour doit encore contrôler la réunion de ces différents éléments et le cas échéant censurer la décision faute par exemple de constatation d'un prix. En bref, toute qualification qui est subordonnée à différentes conditions appelle un contrôle de la Cour de cassation. Mais, à ce point, la question rebondit : quid des différents éléments considérés ? Faut-il contrôler la faute, le dommage et le lien de causalité, ou encore l'accord des volontés et son objet ?

J'ai cru constater que, dans les deux cas envisagés, le contrôle de la Cour de cassation ne porte pas sur tous les éléments considérés. Pour ce qui est de la responsabilité, le contrôle s'applique à la faute et à la causalité, mais non au dommage. Pour ce qui est du contrat de vente, il épargne la réalité de l'accord des volontés, mais non l'objet du contrat. Pourquoi cette différence de traitement des différents éléments considérés ? Peut-être parce que la complexité de la notion mise en oeuvre est variable et que cette complexité exige une appréciation qui éloigne du fait brut : le dommage est ou n'est pas, un examen de la situation de fait suffit à en affirmer ou en nier l'existence ; de même pour l'accord des volontés. En revanche, la faute, le lien de causalité et l'objet du contrat - donc sa nature exacte(19) - ne se satisfont pas d'un simple examen des faits. On pourrait en trouver une autre illustration dans le fait que, par exemple, la force majeure et la garde de la chose font l'objet d'un contrôle attentif(20).

Mais l'absence avérée de contrôle de certaines autres notions interdit à coup sûr de trouver là une explication suffisante de la jurisprudence. Tel est le cas, par exemple, du trouble mental justifiant la nullité d'un acte juridique(21) ou de l'ingratitude du donataire autorisant la révocation de la donation(22). Sur le fondement de ces dernières indications, on pourrait envisager de compléter ou corriger le critère de la complexité par une considération très différente, tirée de ce que la décision considérée se prête mal à une généralisation, qu'elle constitue une sorte de cas d'espèce par nature, en d'autres termes. Il est vrai que l'appréciation du trouble mental comme de l'ingratitude se fait sur la base d'éléments de fait rigoureusement individuels et personnels.

Je n'irai pas plus avant dans un essai d'analyse qui ne peut aboutir dès lors que le champ d'investigation retenu est beaucoup trop étroit. Je ne résisterai cependant pas à la tentation de suggérer une autre approche de la question, complémentaire de ce que je viens d'exposer. Je me demande en effet s'il ne conviendrait pas d'exclure du contrôle de la qualification les notions qui sont fortement chargées de subjectivité et qui sont, de ce fait, irréductiblement floues. Ainsi, notamment, de la faute délictuelle(23) et de la causalité, notions dont on n'a jamais pu donner de définition satisfaisante. Je sais bien qu'en disant cela je heurte la tradition de cette maison. Disons que je m'y hasarde. Je sais aussi que l'on peut m'objecter que la charge subjective que j'invoque devrait être une raison supplémentaire de contrôler. Là, je n'en suis pas sûr du tout : le rôle de la Cour de cassation ne me paraît pas être de substituer, dans l'appréciation du fait, la subjectivité de ses juges à celle des juges du fond.

La réflexion peut être utilement prolongée, il me semble, par la prise en considération de la portée ou de l'intensité, des contrôles.

Il est devenu courant d'opposer à ce sujet un contrôle léger à un contrôle qui, par contraste, serait lourd(24). Cette opposition s'exprime dans les arrêts de rejet. La qualification retenue par les juges du fond est parfois fermement et clairement approuvée : « la décision attaquée a, à bon droit, ou exactement ou encore justement retenu telle solution ». Dans d'autres cas, ces formules vigoureuses sont absentes : la Cour de cassation se borne à énoncer que la cour d'appel a pu retenir...(25).

La justesse de cette opposition est parfois contestée au motif que dans tous les cas le contrôle exercé par la Cour est « plein »(26). Je crois pourtant qu'elle correspond bien à une réalité(27). Sans doute y a-t-il, dans tous les cas, contrôle. Sinon, le moyen serait rejeté sur le fondement de l'appréciation souveraine des juges du fond. Mais, précisément, le contrôle n'est pas le même dans les deux cas. L'approbation ferme de la décision attaquée intervient après un examen détaillé et qualitatif des motifs de fait relevés par les juges du fond. Le contrôle léger se réduit, pour l'essentiel, à une vérification de ce que cette motivation ne comporte ni contre-vérité ni contradiction, ou encore, selon la juste observation de M. Jérôme Betoulle, de ce qu'elle ne révèle pas une « erreur typique de conception », une «erreur manifeste»(28).

Ce n'est pas par hasard, il me semble, que ce contrôle léger coïncide souvent avec ces notions fortement subjectives et floues que j'évoquais tout à l'heure, telles, en particulier, celles de faute et de relation causale. Cette constatation m'incline à penser qu'il ne serait finalement pas si absurde de renoncer au contrôle de ces qualifications. Ce qui laisserait évidemment possible un grief de violation de la loi pour erreur manifeste d'application. Une telle solution aurait sans doute pour effet de valider des différences d'appréciation dans les décisions des juges du fond. Mais peut-on vraiment dire que l'existence actuelle du contrôle en vient réellement à bout, et peut-on affirmer avec certitude l'existence de telles différences au regard de situations de fait dont le détail est extraordinairement divers ?

Quoi qu'il en soit de ces suggestions iconoclastes, ce qui reste à souligner c'est que, tant par la prise en compte du manque de base légale que par la politique des contrôles qu'elle met en oeuvre, la Cour de cassation donne son plein effet à sa volonté de contrôler étroitement l'application de la loi. Ce faisant, elle consacre une compréhension large du droit par opposition au fait. A cela il faut encore ajouter, pour avoir une vue complète de la distinction du fait et du droit dans le pourvoi en cassation, que la Cour s'autorise l'appréhension directe de certains faits.

II - L'appréhension directe de certains faits

Je dois dire tout de suite que, dans cette seconde partie de mon exposé, je m'autoriserai - c'est bien mon tour ! - une compréhension large du fait. En effet, j'élargirai la réflexion, au-delà des faits de l'espèce, à ces éléments que j'ai dénommés faits de société, qui constituent l'environnement socio-économique du litige. Mon propos sera de mettre en lumière, d'abord, l'appréhension par le juge de cassation de certains faits de l'espèce (A) et, ensuite, celle des faits de société (B).

A - L'appréhension de certains faits de l'espèce

La Cour de cassation appréhende en effet directement certains des faits de l'espèce sur laquelle elle est invitée à se prononcer. On peut dire que certains éléments de fait sont ainsi regardés comme étant de droit.

Cette sorte d'absorption du fait par le droit se réalise de différentes manières.

La première est de nature procédurale. Elle se trouve dans les deux techniques qui permettent à la Cour, en vertu de l'article 620 NCPC, tantôt de sauver la décision qui lui est déférée, tantôt, au contraire, de venir au secours d'un pourvoi qui devrait être rejeté. Dans la première hypothèse, la Cour est autorisée à rejeter un pourvoi, alors même que le grief est pertinent, si la décision peut se justifier par un « motif de pur droit » qu'elle substituera au motif erroné. Dans la seconde, la Cour peut, à l'inverse, casser la décision, en dépit de l'inefficacité des moyens présentés, en relevant d'office un « moyen de pur droit ».

Dans les deux cas, l'exigence de « pur droit » doit être comprise de la même manière, qui n'est pas aussi stricte que peut le laisser penser le recours au qualificatif « pur ». En effet, le motif ou le moyen peut ne pas être exclusivement juridique; il peut comporter des éléments de fait pourvu que ceux-ci aient été dûment constatés par les juges du fond dans leur décision. Ainsi la cassation peut-elle être prononcée pour violation de la loi en se fondant sur une constatation de fait opérée par le juge du fond mais dont celui-ci n'a pas tiré les conséquences légales. De même, le rejet peut être prononcé sur le fondement d'un motif dûment énoncé par le juge du fond mais qu'il n'avait pas retenu pour soutenir sa décision(29). Ce qui est interdit à la Cour de cassation c'est seulement de prendre en considération d'autres éléments de fait que ceux qui ont été constatés par les juges du fond(30) ou de faire des faits constatés par eux une appréciation différente. De la sorte, on peut dire que le fait - tous les faits constatés par le juge du fond - s'intègre dans la question de droit sur laquelle la Cour est invitée à porter une appréciation.

On observera, à ce point, que cette absorption du fait par le droit ne réalise aucun empiètement de la Cour de cassation sur le pouvoir souverain des juges du fond.

Il n'en va pas de même dans le cas du contrôle de la dénaturation. Pour moi, il y a cette fois, qu'on analyse l'intervention de la Cour de cassation en contrôle de la motivation(31) ou en contrôle de violation de la loi(32), une dérogation directe à la règle selon laquelle la Cour de cassation est juge du droit et non du fait(33). On sait que ce contrôle s'applique à l'interprétation de différents actes écrits, notamment ceux de la procédure et les contrats. Le principe est que le juge du fond n'a pas à interpréter de tels documents dès lors qu'ils sont clairs et précis, c'est-à-dire que leur sens ne fait pas de doute. Le pouvoir souverain du juge du fond ne commence donc que lorsque l'écrit exige une interprétation, ce qui peut résulter soit de sa rédaction ambiguë, soit de la juxtaposition de stipulations dont le rapprochement crée une équivoque. S'il interprète un écrit qui est clair et précis, la Cour de cassation, après avoir vérifié cette qualité, censure la décision attaquée. La solution n'a évidemment rien de choquant : elle assure le respect de la vérité des actes. Mais il faut bien constater que ce contrôle amène le juge de cassation à des investigations qui débordent son rôle habituel : il lui faut se saisir de l'écrit et en apprécier la rédaction comme la construction. C'est bien là un contrôle du fait - de certains éléments de fait de l'espèce. Certes, cela ne conduit pas la Cour à faire oeuvre d'interprétation. Mais elle n'en est pas moins amenée ainsi à procéder à une constatation de fait.

C'est au contraire à une telle interprétation que la Cour de cassation se livre parfois, directement à l'encontre de la règle de l'article L. 111-2 du code de l'organisation judiciaire. Il est vrai que les hypothèses d'une telle intrusion dans le domaine du fait sont exceptionnelles et chargées d'hésitation. Certains cas sont cependant bien connus et significatifs, tels les arrêts qui, parfois sous le couvert formel d'une dénaturation, ont fixé l'interprétation de diverses clauses ou notions des contrats d'assurance(34). La solution est le plus souvent justifiée par la répétitivité des clauses en question qui, identiquement formulées, ont vocation à s'appliquer à un grand nombre de personnes. L'ampleur d'application de ces clauses les rapproche des dispositions légales et appelle, comme pour celles-ci, une interprétation uniforme(35). L'explication n'est cependant pas forcément convaincante : comme on l'a observé justement, la fréquence d'application des contrats concernés est sans commune mesure avec la généralité de la loi(36). Et il demeure que la Cour de cassation apprécie ainsi des éléments contractuels.

On peut en dire à peu près autant de l'interprétation des conventions collectives de travail(37). Le rapprochement avec la loi est en revanche plus pertinent pour les contrats-types, tels ceux du droit rural. Sous cette dernière réserve, il reste que l'on constate ainsi une irruption du juge de cassation dans l'interprétation de données de fait qui devraient normalement lui échapper.

Un premier bilan me semble pouvoir être établi à ce point : savoir que, dans le pourvoi en cassation, le « fait » qui échappe au contrôle de la Cour ne coïncide pas avec l'ensemble du pur fait - le fait détaché de toute considération juridique : celui-ci se trouve amputé de certains éléments dont la Cour peut se saisir sous la seule réserve qu'ils aient été dans le débat développés devant les juges du fond.

Même s'il ne faut pas l'exagérer(38), il y a là une vision réductrice du fait dont la Cour ne peut se saisir. Cela confirme le constat précédemment établi à propos des différents contrôles du juge de cassation : savoir que la Cour se veut organe de vérification de l'exactitude d'application de la loi, et non pas seulement garante de son interprétation.

C'est en revanche plus d'interprétation de la règle de droit que de simple application qu'il s'agit lorsqu'on envisage l'attitude de la Cour de cassation au regard de ce que j'ai appelé faits de société. Mais ici, en réalité, on change totalement de registre dans la mesure où le travail de la Cour peut alors devenir très créateur.

B - La prise en compte des faits de société

La considération des faits de société par la Cour de cassation n'est pas une entorse à la règle que cette juridiction ne doit pas connaître du fond des affaires. Elle correspond à une préoccupation légitime d'insertion de ses décisions dans leur environnement social. Elle est d'ailleurs traditionnelle. Il n'en demeure pas moins qu'elle est une manifestation complémentaire de l'étroitesse du fait qui échappe au contrôle de la Cour.

La Cour de cassation - comme d'ailleurs l'ensemble des juges - fait entrer dans son champ d'appréciation, d'interprétation et d'application de la règle de droit ces faits de société que constituent diverses considérations, plus ou moins générales, d'ordre social, moral, économique, voire politique - au sens large du terme. Certes, il s'agit là de faits un peu particuliers. D'un côté, ce ne sont pas à proprement parler des faits de l'espèce. Mais, de l'autre, ce ne sont certainement pas des éléments de droit. Ce sont des considérations de fait que les composantes de l'espèce suscitent plus ou moins immédiatement selon le cas.

Ainsi est-il souvent relevé, à tort ou à raison, que telle décision marque une sensibilité du juge de cassation à l'équité. Il est pourtant acquis que celle-ci ne constitue ni un principe de droit ni une source du droit(39). Mais il est non moins acquis qu'elle peut inspirer la jurisprudence. Pour la défense du faible, par exemple. Certains en ont vu une application nette dans la décision de l'Assemblée plénière du 17 novembre 2000 relative à l'indemnisation de l'enfant né handicapé(40). J'ignore si cette considération fut effectivement déterminante. Si tel fut le cas, il faut bien constater que ce sentiment de justice a permis une interprétation « compréhensive » de la règle de droit, qui fut d'ailleurs rapidement condamnée par le législateur.

On peut sans doute évoquer aussi, parfois, une préoccupation politique. Je veux dire par là, essentiellement, que la Cour entend attirer l'attention du législateur sur une défaillance du système juridique. L'idée n'était sans doute pas étrangère à la jurisprudence que je viens d'évoquer au titre de l'équité. Elle n'a d'ailleurs pas été sans effet, même si le résultat fut quelque peu décevant. Mais il en est des illustrations plus notables. Je me bornerai à citer, à ce propos, la fameuse jurisprudence Desmares(41). Cette décision du 21 juillet 1982 est délibérément venue semer le trouble dans le régime de la responsabilité du fait des choses pour provoquer le législateur et l'amener à traiter la question des accidents de la circulation. On sait que le but fut atteint, de façon satisfaisante cette fois, avec la loi du 5 juillet 1985.

Un autre élément est aussi souvent, sinon plus, mis en avant. Savoir, l'opportunité de la solution, qui autorise une certaine distanciation à l'égard des exigences de la règle de droit. C'est une considération qui, j'en ai le sentiment, entre, souvent en concours avec l'équité, dans le choix de la décision lorsque, en particulier, il n'existe pas d'argument juridique qui impose certainement telle solution plutôt que telle autre.

On voit ainsi que ces faits de société peuvent exercer une influence notable sur la Cour de cassation et la conduire, le cas échéant, à une appréciation particulière de l'espèce. Ce qui peut aboutir, dans certains cas, à une compréhension plus ou moins déformante de la règle de droit, opérée sur le fondement d'une motivation discrète, sinon secrète.

Il y a, cela dit, des hypothèses où l'on va, il me semble, sensiblement au-delà de la déformation. Il en est des exemples célèbres. Ainsi de la considération d'équité qui a poussé la Cour de cassation à créer, à côté des quasi-contrats de gestion d'affaires et de paiement de l'indu, celui d'enrichissement sans cause(42). Il est vrai que la solution exprimait une idée générale sous-jacente aux régimes des quasi-contrats du code.

Je ne peux manquer de citer, aussi, la jurisprudence pareillement créatrice et qui, mue par des considérations d'équité et d'opportunité, découvrit, d'abord, un principe général de responsabilité du fait des choses(43), puis, beaucoup plus tard, un principe général de responsabilité du fait d'autrui(44). Certes, chacun sait que ces solutions ont pris appui sur la lettre du premier alinéa de l'article 1384 du code civil. Mais chacun sait, aussi, que cette lettre n'avait pas ce sens et que, en réalité, les solutions affirmées s'inscrivaient contre la volonté - très vieillie, il est vrai - du législateur.

Mais j'ai parlé d'actualité récente! J'y viens. Ce sera bref.

J'évoquerai, d'abord, les quatre arrêts rendus le 23 novembre 2004 par une Chambre mixte(45) en matière d'assurances. Le problème était de qualifier une certaine sorte de contrat et de dire s'il s'agissait d'assurance sur la vie ou de placement financier. On sait que la Cour a opté en faveur de l'assurance vie. Il s'agit là d'une décision qui, à mon avis, est de pure opportunité. Ainsi que viennent de l'écrire les professeurs Fabrice Leduc et Philippe Pierre, ces contrats ne sont en effet, à l'examen, ni des contrats aléatoires, ni des contrats d'assurance(46). Mais l'opportunité, l'opportunité économique en l'occurrence, était lourde, ce qui est matériellement attesté par les références que portent les qualités des arrêts à diverses notes et lettres émanant de deux ministres et de deux organismes professionnels nationaux(47). L'opportunité dictait, sans doute, la solution. Il n'empêche que celle-ci inflige une déformation considérable aux principes de notre droit contractuel. J'aurais, pour ma part, préféré un arrêt de provocation, voire l'affirmation d'un contrat sui generis qui devait être assimilé à une assurance sur la vie pour le droit des successions et des régimes matrimoniaux !

Je crois aussi utile de dire quelques mots d'un débat qui agite depuis peu le monde juridique. Je veux parler de la question de la rétroactivité des revirements. Là encore, j'ai tendance à penser que la réflexion est dominée par des considérations de justice et d'opportunité, ce qui apparaît assez clairement à la lecture du Rapport élaboré à ce propos(48). Cette réflexion aboutit à une proposition : laisser à la Cour de cassation le soin de décider, dans certains cas, que le revirement qu'elle consacre s'appliquera, comme il est normal, de façon rétroactive ou qu'il ne vaudra que pour l'avenir. La question est évidemment beaucoup trop complexe pour l'envisager ici plus avant. Il me semble cependant que cette proposition, aussi intéressante soit-elle, invite à une solution d'une légalité douteuse et, de surcroît, difficile à mettre en oeuvre. Mais cela n'est qu'une opinion.

Ce qui me semble mériter d'être retenu de ces observations relatives aux faits de société, c'est que leur prise en considération, légitime et nécessaire(49), peut conduire la Cour de cassation au-delà de la fonction déjà large qu'elle se reconnaît de contrôle de l'application de la règle de droit. Elle devient, ce qui est dans la logique de l'interdiction du déni de justice, suppléante du législateur. Elle peut aussi, parfois, s'ériger en concurrente de celui-ci.

On voit ainsi, en dernière analyse, que le « fait » sur lequel la Cour n'exerce aucun contrôle se réduit à peu de choses : il ne comprend même pas la totalité des faits de l'espèce. C'est à mon sens la marque d'une implication croissante de la Cour de cassation dans la vie du droit, qui va très au-delà du contrôle de l'interprétation de la loi et même de son application. Ce mouvement expansionniste peut aller, parfois, jusqu'à une véritable concurrence imposée au législateur, lequel, il est vrai, n'est sans doute pas fâché d'être ainsi dispensé de régler certains problèmes de la vie sociale.

Ce constat m'amène, pour conclure, à deux remarques personnelles :

En premier lieu, que cette concurrence portée au législateur ne me gêne pas dès lors que celui-ci conserve le dernier mot et qu'il a bien montré qu'il savait intervenir lorsqu'une solution jurisprudentielle ne lui convenait pas.

En second lieu, qu'en revanche je reste réservé au regard du contrôle extensif de l'application de la règle de droit qui a pour conséquence de surcharger la Cour assez inutilement et, ainsi, de la gêner dans ses fonctions d'interprétation et de suppléance de la loi. Une restriction des contrôles pourrait, par exemple, être utilement compensée par une motivation plus explicite des arrêts, ce qui serait de nature à leur donner une plus grande portée normative.

(1) Comp. « Les revirements de jurisprudence », Rapport remis à Monsieur le premier président Guy Canivet, Rapport général, n° 3.1 s. (qui ne paraît pas prendre cet élément en considération).

(2) H. Motulsky, Principes d'une réalisation méthodique du droit privé - La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, 1948, réimpression Dalloz, 1991, n° 140.

(3) On peut y assimiler les cas de motifs hypothétiques, dubitatifs ou inopérants, hypothèses dans lesquelles la motivation de la décision est une simple apparence (cf. Cass. 2e civ. 3 nov. 1993, Bull. civ. II, n° 303, motifs dubitatifs ; Cass. 1re civ. 29 janv. 2002, Bull. civ. I, n° 31, motifs inopérants). V. cependant, J. et L. Boré, La cassation en matière civile, Dalloz Action, 2003-2004, n° 77.141 s., et 78.140 s.

(4) Cass. com. 28 sept. 2004, Bull. civ. IV, n° 165.

(5) Cass. soc. 21 juin 2004, Bull. civ. V, n° 173 ; D. 2004, AJ p. 2304.

(6) Cass. 1re civ. 9 nov. 2004, D. 2004, IR p. 3195.

(7) Cass. 1re civ. 16 oct. 2001, Bull. civ. I, n° 259.

(8) Raison pour laquelle ces indications sont fortement recommandées dans la rédaction de ces arrêts, Droit et pratique de la cassation en matière civile, Litec, 2e éd., 2003, n° 148 (la première édition de l'ouvrage avait été réalisée par le livre du Doyen André Perdriau, La pratique des arrêts civils de la Cour de cassation, 1993).

(9) V., par exemple, Cass. 1re civ. 12 oct. 2004, pourvoi n° 02-12.890 ; Cass. 3e civ. 3 juin 2004, Bull. civ. III, n° 111 ; D. 2004, AJ p. 1904.

(10) Rappr. J. et L. Boré, op. cit., n° 65.04 : « la qualification des faits ou des actes consiste à identifier une situation de fait à une notion légale, à déterminer dans quelle catégorie légale rentre le fait ou l'acte dont l'existence a été constatée et, par suite, à apprécier quelle règle juridique lui est applicable ».

(11) Sur l'ensemble de la question, V. l'exposé très complet de J. et L. Boré, op. cit., n° 65.2 s.

(12) Président Barris, note citée par H. Motulsky, op. cit., n° 136. V. aussi J. et L. Boré, op. cit., n° 65.21.

(13) H. Motulsky, op. cit., n° 137.

(14) H. Motulsky, op. cit., n° 138.

(15) Abandon du contrôle par Cass. 1re civ. 4 oct. 2000, Bull. civ. I, n° 239 ; D. 2001, Jur. p. 1580, note Boujeka, et reprise du contrôle par Cass. ass. plén. 16 nov. 2001, Bull. civ. AP, n° 13 ; JCP 2001, II, 10646, concl. de Gouttes, note A. P. ; D. 2002, Jur. p. 598, note Puigelier.

(16) Abandon du contrôle par Cass. 1re civ. 20 juin 2000, Bull. civ. I, n° 189 ; D. 2000, IR p. 195, et reprise du contrôle par Cass. 1re civ. 4 nov. 2003, Bull. civ. I, n° 220 ; D. 2003, IR p. 2867, et Cass. ch. mixte 23 nov. 2004, D. 2004, IR p. 3191 et 3192.

(17) Abandon du contrôle du lien direct, Cass. 1re civ. 17 juill. 1996, Bull. civ. I, n° 331 ; JCP 1996, II, 22747, note Paisant ; Cass. crim. 29 juin 1999, Bull. crim., n° 159 ; JCP 2000, I, 235, n° 7, obs. Robert.

(18) Pour une étude détaillée et une tentative de classification, V. J. et L. Boré, op. cit., n° 75.111 s.

(19) Savoir, par exemple, s'il y a vente ou contrat d'entreprise, cf. Cass. com. 4 juill. 1989, Bull. civ. IV, n° 210 ; D. 1990, Jur. p. 246, note Virassamy.

(20) Sans compter que dans ce cas - celui du principe général de responsabilité du fait des choses découvert dans l'art. 1384, al. 1er - la création jurisprudentielle appelait, par nature et par fonction, de multiples éclaircissements.

(21) Par exemple, Cass. 2e civ. 23 oct. 1985, Bull. civ. II, n° 158. Mais le contrôle semble s'appliquer au trouble mental au regard de la responsabilité civile (Cass. 2e civ. 4 févr. 1981, Bull. civ. II, n° 21).

(22) Cass. 1re civ. 31 janv. 1966, Bulll. civ. I, n° 69.

(23) La faute contractuelle me semble appeler un traitement différent en ce que les obligations souscrites par le contractant objectivisent nécessairement l'appréciation de la faute qui ne peut se faire qu'en référence à ces obligations.

(24) V. par exemple, Droit et pratique de la cassation en matière civile, n° 843 et, surtout, J. Betoulle, La distinction contrôle lourd/contrôle léger de la Cour de cassation - Mythe ou réalité ?, JCP 2002, I, 171.

(25) V. par exemple, Cass. soc. 22 juin 2004, Bulll. civ. V, n° 175 : ... « en l'état de ces constatations la cour d'appel a pu décider que le comportement du salarié ne rendait pas impossible son maintien dans l'entreprise pendant la durée du préavis et ne constituait pas une faute grave» ; et pour une solution inverse, Cass. soc. 22 juin 2004, Bulll. civ. V, n° 176.

(26) J. et L. Boré, op. cit., n° 65.161.

(27) V. aussi, J. Betoulle, op. cit., n° 18 s.

(28)Op. cit., n° 21 et 22.

(29) Cass. 1re civ. 16 févr. 1994, Bull. civ. I, n° 68 ; D. 1994, IR p. 72 (pour une cassation sur moyen relevé d'office) ; Cass. 3e civ. 22 sept. 2004, Bull. civ. III, n° 152 ; D. 2004, IR p. 2549(pour un rejet sur motif substitué).

(30) Rappr. sur le moyen nouveau mais de pur droit, Cass. 3e civ. 9 juin 2004, Bull. civ. III, n° 116 ; D. 2004, IR p. 2194 (le moyen qui ne se prévaut « d'aucun fait qui n'ait été constaté par les juges du fond » est de pur droit et peut être invoqué pour la première fois devant la Cour de cassation).

(31) G. Marty, La distinction du fait et du droit, thèse, Toulouse, 1929, n° 152.

(32) J. et L. Boré, op. cit., spéc. n° 79.09, qui voient dans le contrôle de la dénaturation une application du contrôle de la violation de la loi, en l'occurrence l'art. 1134 c. civ.

(33) Droit et pratique de la cassation en matière civile, Litec, n° 242.

(34) Par exemple, Cass. civ. 4 mai 1942, DC 1942, 1, p. 131, note Besson (clause de direction du procès) ; Cass. 1re civ. 24 janv. 1984, Bull. civ. I, n° 28 (pénétration clandestine dans un local) ; 25 mars 1991, Bull. civ. I, n° 106 ; D. 1991, IR p. 105(accident garanti dans le cas d'un incendie dont l'auteur était atteint de troubles mentaux) ; 16 mai 1995, D. 1995, Jur. p. 349, rapp. Sargos (vol avec effraction).

(35) Cette considération permet de penser que, en dépit de l'apparence, les trois arrêts rendus par la première Chambre civile le 9 févr. 1999 (Bull. civ. I, n° 45 ; D. 1999, Jur. p. 339, note Maleville ; JCP 1999, II, 10047, note Sargos) ne constituent pas un revirement de jurisprudence quant au contrôle de l'interprétation des clauses des contrats d'assurances, les clauses en question dans ces affaires se caractérisant par des rédactions très diverses interdisant toute tentative d'interprétation uniforme (Sargos, op. cit., n° 10, et Rapport de la Cour de cassation 1999, p. 405).

(36) V. J. et L. Boré, op. cit., n° 62-143, p. 255.

(37) Cf. Cass. ass. plén. 12 mai 1989, 3 arrêts, Bull. civ. AP, n° 1 ; D. 1989, Jur. p. 377, concl. Cabannes.

(38) Il y a d'ailleurs des éléments qui s'inscrivent en sens contraire : ainsi de l'absence de contrôle de l'interprétation de la loi étrangère, dans la limite de la dénaturation ; ainsi encore de l'affirmation du pouvoir souverain d'interprétation des juges du fond quant aux usages, hors les cas où ceux-ci sont directement pris en compte par la loi.

(39) Cass. soc. 4 déc. 1996, Bull. civ. V, n° 421 ; JCP 1997, I, 4064, n° 11, obs. L. Cadiet ; D. 1997, IR p. 26.

(40) Cass. ass. plén. 17 nov. 2000, Bull. civ. AP, n° 9 ; D. 2001, Jur. p. 332, note Mazeaud, et p. 336, note Jourdain.

(41) Cass. 2e civ. 21 juill. 1982, Bull. civ. II, n° 111 ; D. 1982, Jur. p. 449, concl. Charbonnier, note Larroumet.

(42) Cass. req. 15 juin 1892, DP 1892, 1, p. 596 ; S. 1893, 1, p. 281, note Labbé.

(43) Cass. civ. 16 juin 1896, D. 1897, 1, p. 433, note Saleilles ; S. 1897, 1, p. 17, note Esmein.

(44) Cass. ass. plén. 29 mars 1991, Bull. civ. AP, n° 1 ; D. 1991, Jur. p. 324, note Larroumet.

(45) Cass. ch. mixte 23 nov. 2004, préc.

(46) « Assurance-placement » : une qualification déplacée (à propos des arrêts de Chambre mixte du 23 novembre 2004), Resp. civ. assur. 2005, Chron. 3, spéc. n° 13. Pour une opinion contraire, V. J. Ghestin, La Cour de cassation s'est prononcée contre la requalification des contrats d'assurance vie en contrats de capitalisation, JCP 2005, I, 111.

(47) Il s'agit, d'une part, du ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie et du ministre de la Justice, et, d'autre part, du Conseil supérieur du notariat et de la Fédération française des sociétés d'assurance.

(48) Rapport précité sur « Les revirements de jurisprudence ».

(49)  La question a été posée, cependant, à propos de l'institution prétorienne de l'amicus curiae, de savoir si la Cour de cassation était fondée à requérir des éléments complémentaires pour éclairer son débat. V. M. Gobert, Réflexions sur les sources du droit et les « principes » d'indisponibilité du corps humain et de l'état des personnes, RTD civ. 1992, p. 489, qui estime qu'il s'opère ainsi un apport injustifié au débat (p. 500) et que le procédé peut constituer un moyen pour le juge de cautionner une décision difficile, politiquement, médiatiquement ou professionnellement (p. 502).