vendredi 27 janvier 2012

CONTRAT - INTERPRETATION

La Semaine Juridique Edition Générale n° 51, 19 Décembre 2011, 1402
L'interprétation des contrats : hier et aujourd'hui

Aperçu rapide par Philippe Malaurie
professeur émérite à l'université Panthéon-Assas (Paris II)

Les dispositions du Code civil sur l'interprétation des contrats ont été qualifiées par Jean Carbonnier de « guide-ânes » . -  La jurisprudence française de deux siècles, la pratique récente des juridictions arbitrales et l'article 8 de la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises montrent que l'indépendance de l'interprétation doit se concilier avec le respect de la volonté des contractants 
Ndlr: Ce texte est la reproduction d'une allocution prononcée à l'École nationale de la magistrature (formation continue des magistrats) le 16 novembre 2011.
Trois différents styles de la pensée peuvent aider à interpréter l'interprétation des contrats ; la légende, le maniérisme, la sobriété. La mythologie grecque, telle que la raconte Hésiode, avec la jarre de Pandore. La préciosité à la française, telle que la pratique Jean Giraudoux dans « La guerre de Troie n'aura pas lieu ». L'énergie et le non-conformisme tels que les a vécus Jean Carbonnier avec, pour l'interprétation, deux mots, deux mots seulement qui résument tout.
Pour évoquer le double visage ambigu de l'interprétation juridique des contrats, à la fois indépendance intellectuelle et dépendance à la pensée d'autrui, je dirai donc quelques mots de chacune de ces étapes de l'interprétation de l'interprétation, en suivant un ordre chronologique, commençant par le commencement, Hésiode.
Pandore était selon Hésiode la fille d'Athéna – la déesse de l'intelligence – et d'Héphaïstos – le dieu boiteux des forgerons, prodigieusement créateur. Elle reçut des dieux la plupart des qualités que l'on peut attendre d'une femme et quelques-uns de leurs défauts. Des qualités : la beauté, la grâce, l'habileté, la séduction et l'intelligence – tout ce qu'elle doit à Athéna. Mais aussi des défauts : Hermès – le dieu de la communication, du commerce et des voleurs – mit dans son coeur le mensonge et la fourberie. Et pour parachever cette étrange construction, Zeus, le plus grand des dieux, en fit la punition sanctionnant le genre humain, coupable d'avoir accepté le feu, présent de Prométhée. Voici donc que la plus belle, la plus séduisante et la plus intelligente des mortelles fut le cadeau de Zeus aux hommes pour leur malheur. La suite de l'histoire est encore plus rocambolesque. Le mari de Pandore avait une jarre, fermée par un couvercle qui empêchait son contenu d'échapper. Au moment même où Pandore la découvrit, dévorée de curiosité – une des voies qui mènent à l'intelligence –, elle l'ouvrit et tous les maux qui y étaient enfermés en sortirent et se répandirent sur toute l'humanité, une sacrée boîte à surprises, comme disait Jacques Flour pour l'interprétation des testaments (J. Flour et H. Souleau, Les libéralités : Armand Colin, 1982, n° 212). Et c'est aussi grâce à – si j'ose dire – Pandore que les hommes continuent à être affectés de tous les maux.
Cette jolie mais amère mythologie est facile à interpréter. Pandore est le symbole de l'interprétation juridique des contrats : l'élégance, l'habileté, l'intelligence, comme sa mère Athéna. Mais elle est aussi claudicante et inventive que son père Héphaïstos : les constructions qu'elle forge sont souvent boiteuses. Elle est également le mensonge tortueux dont Hermès l'a dotée. Et enfin, cerise sur le gâteau, elle est la source de tous nos maux, la vengeance de Zeus contre les créations qui illuminent les hommes. Toutes ces allusions à la mythologie qui en fait un cadeau empoisonné peuvent nous paraître un peu artificielles. Je préfère les résumer du mot de Pascal sur l'imagination, soeur jumelle de l'interprétation : une puissance trompeuse, d'autant plus trompeuse qu'elle ne l'est pas toujours. Oui, vraiment, un double visage.
Jean Giraudoux donne de l'interprétation la même image ambigüe dans la Guerre de Troie… , histoire qu'il a un peu ornementée. L'affaire est plus connue que celle de Pandore et je serai donc plus bref. Hector, le plus courageux et le plus glorieux des guerriers troyens veut la paix et décide d'en convaincre Busiris, le conseil juridique des Grecs – le symbole du Quai d'Orsay, génie de l'interprétation des traités internationaux et des innombrables petits arrangements entre les nations. Les Grecs, assure Hector, doivent cesser de voir et de faire un casus belli dans leur débarquement à Troie : il s'agit au contraire d' « un hommage de la marine à l'agriculture ». Par la menace et la rhétorique, il retourne Busiris. Que de vertus dans l'interprétation des contrats ! Elle fait dire à un texte tout et son contraire : « Le droit, conclut Giraudoux, est la plus puissante des écoles de l'imagination ».
Je serai encore plus rapide avec Jean Carbonnier qui avait, comme nul autre, le génie de la concision allusive, réunissant ici en deux mots tout ce que les légendes et les paraboles d'Hésiode et de Giraudoux avaient suggéré : « l'interprétation, avait-il écrit, est la forme intellectuelle de la désobéissance ». Ce qui signifie, si j'interprète Jean Carbonnier, que l'interprétation peut être le non-conformisme – la désobéissance – mais pas toujours car elle est une forme « intellectuelle » et, comme le droit, l'intelligence est « flexible » et peut être l'obéissance. Et l'on aboutit ainsi à la même conclusion qu'avec Hésiode et Jean Giraudoux : l'interprétation est ambigüe, car comme toute la pensée humaine, elle est faite de contradictions : à la fois recherche de la vérité et construction de la vérité.
Et c'est ainsi que pour interpréter l'interprétation je suis amené à aussi interpréter la doctrine, à tenter en quelque sorte la doctrine de la doctrine sur l'interprétation des contrats.
Je laisse de côté tout ce qui dans la doctrine est critique systématique, purement négative, qui ne sert à rien. Goethe avait fait dire à Méphistophélès « je suis l'esprit qui toujours nie » et la pensée juridique comme l'action politique se perdent si elles deviennent contestataires. Ce ne sont pourtant pas les exemples qui manquent. Devant l'interprétation des contrats, beaucoup d'auteurs ont des attitudes d'abandon. Cette interprétation, disent-ils, est un « mystère inaccessible » ; elle est « divinatoire » ; et ils continuent : « L'homme ne peut trouver par lui-même les clartés nécessaires ». « L'interprétation relève de la magie ». « Elle entend découvrir les forces secrètes que l'homme ne peut connaître ». Un peu comme les augures, ancêtres des juges d'aujourd'hui qui découvraient le signe des temps et la direction à suivre dans le vol des oiseaux et les entrailles des poulets sacrés. Ou bien encore, autres phrases tout autant lapidaires : « l'interprétation ne peut être ramenée à un système unique car elle est toujours tributaire des cultures variées, d'un milieu donné et d'une époque déterminée ». « Elle est essentiellement relative, évolutive et incertaine ». Laissons de côté ces visions destructrices qui ne mènent à rien ; bien qu'elles contiennent chacune une part de vérité : il n'est pas faux de dire qu'il y a plusieurs méthodes d'interprétation et qu'elles sont évolutives.
Sans abandonner l'esprit critique qui est de la nature et de la mission de la doctrine juridique et même de toute pensée humaine, quelques auteurs ont trouvé des règles systématisant l'interprétation des contrats en procédant à de nombreuses distinctions, reflétant chacune son double visage ambigu. La plus connue et la plus répandue est celle qui distingue l'interprétation subjective – la recherche psychologique de l'intention des contractants, parfois hypothétique, voire fictive (mais alors on quitte la psychologie) – et l'interprétation objective qui a elle-même de multiples variantes. Henri Batiffol en avait déjà évoqué la diversité en soulignant les deux acceptions du mot sens – la signification et la direction à suivre (H. Batiffol, Questions de l'interprétation juridique, in Choix d'articles : LGDJ, 1976, 408 et s., spec. 418). Les variations sont nombreuses ; en voici trois exemples. D'abord, l'« interprétation raisonnable », proche de l'« interprétation équitable », relève des standards habituels de la Common Law, bien qu'elle fasse partie maintenant de notre droit positif puisqu'elle est prévue par la Convention de Vienne sur la vente internationale de marchandises (art. 8). Elle demeure, surtout pour les contrats internes, assez étrangère aux structures mentales de notre système de droit. Elle est pourtant parfois utilisée, par exemple, par la cour d'appel de Lyon : « le vendeur n'était pas raisonnablement en droit de faire supprimer à tout moment et sans motif les ouvertures pratiquées sur le mur mitoyen » (CA Lyon, 27 mai 1975 : D. 1976, p. 637). Ou, une des plus anciennes, l'« interprétation validante » qu'on appelle aussi l'« interprétation utile », qui remonte au Digeste (ut res magis valeat quam pereat) et que plus récentes reprennent plusieurs expressions, synonymes : favor validitatis, favor negotii, in favorem validitatis ; elle est énoncée par l'article 1157 du Code civil : « Lorsqu'une clause est susceptible de deux sens, on doit plutôt l'entendre dans celui avec lequel elle peut avoir quelque effet, que dans le sens avec lequel elle n'en pourrait produire aucun ». Cette méthode est surtout utilisée par les juridictions arbitrales pour les contrats internationaux, mais, même là, elle se heurte à un butoir : le respect des règles impératives sur la validité d'un contrat. Ou enfin, l'interprétation contra proferentem, contre le rédacteur de l'acte, prévue par l'article 1162 du même code : « Dans le doute, la convention s'interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l'obligation ». Et surtout l'article 1602, alinéa 2 : « Tout pacte obscur ou ambigu s'interprète contre le vendeur ». Le droit de la consommation a, comme on le verra, donné un grand essor à cette méthode.
Ces différentes interprétations objectives ont permis à la jurisprudence du XX siècle le « forçage du contrat » découvrant dans le contrat toutes sortes d'obligations que n'avaient ni prévues ni voulues les parties : l'obligation de sécurité, la stipulation pour autrui et les très nombreuses obligations d'information, de conseil et de mise en garde.
Dans sa thèse (B. Gelot, Finalités et méthodes objectives d'interprétation des actes juridiques. Aspects théoriques et pratiques, thèse Paris I : LGDJ, 2003, préf. Y. Flour), Bertrand Gelot pousse encore plus loin les distinctions en montrant que dans l'interprétation objective des contrats, il y a d'autres variantes : les interprétations « régulatrices », « correctives », « complétives ». Après cette forte fragmentation des méthodes d'interprétation des contrats, il concluait cependant en simplifiant, réduisant à deux les principes de l'interprétation des contrats : « L'interprétation oscille sans cesse entre priorité subjective et impératifs objectifs » (op. cit., n° 566, p. 338). « Oscille », c'est donc qu'il y a évolution ou incertitude.
Pour échapper à ces doutes, la pratique a inventé de nombreux et ingénieux modes contractuels de l'interprétation des contrats, que récemment Jacques Mestre et son équipe ont relevés (J. Mestre, J.-Ch. Roda et al., Les principales clauses des contrats d'affaires : Lextenso, 2011). Par exemple, la « clause d'interprétation », fixant l'interprétation sur certains points du contrat ; ou, qui lui ressemble mais plus précise, la « clause de définition », définissant les principaux termes du contrat ; ou la « clause d'intégralité », retirant toute force obligatoire aux éléments extérieurs du contrat (par exemple les négociations préalables) ; ces clauses ne sont valables que si elles respectent les lois impératives, notamment protectrices du consommateur.
Malgré le caractère fragmenté, évolutif, incertain et relatif de l'interprétation des contrats que relève la doctrine, la Cour de cassation a posé deux règles constantes, claires et multiséculaires, devenues enracinées dans notre culture : il y a peu de jurisprudence aussi stable et aussi ferme. Elle se résume dans les deux grands arrêts fondateurs. L'un, l'arrêt Lubbert des sections réunies de la Cour de cassation (la formation ancienne des chambres réunies et de l'Assemblée plénière) du 2 février 1808 (Cass. sect. réun., 2 févr. 1808 : Dalloz, jurispr. gén., V° Société, n° 1097) : donc vieux de plus de deux cents ans ; l'autre, l'arrêt Foucauld et Coulombe du 15 avril 1872, dont l'attendu de principe résume l'économie du système (Cass. civ., 15 avr. 1872 : Bull. civ. 1872, n° 72 ; DP 1872, jurispr. p. 176 ; S. 1872, jurispr. p. 232); « il n'est pas permis aux juges, lorsque les termes de ses conventions sont clairs et précis de dénaturer les obligations qui en résultent et de modifier les stipulations qu'elles renferment ». La règle est archi connue : si la clause est claire et précise, elle doit être appliquée : interprétatio cessat in claris, à peine de cassation de l'arrêt pour dénaturation du contrat ; si elle ne l'est pas, elle doit être interprétée.
Cette double règle est parfois contestée par les auteurs (G. Cornu, Regards sur le Titre III du Livre III du Code civil, Cours de DEA : Les cours de droit, 1977) et, en fait, souvent démentie par de nombreux arrêts. Des contrats, apparemment clairs, sont interprétés – notamment des polices d'assurances – : une obscure clarté qui tombe de la Cour de cassation.
Cette antinomie du clair et de l'obscur que l'on reproche quelques fois à notre jurisprudence est inévitable car elle est congénitale à la pensée et à l'activité humaines et encore plus à la règle de droit qui toujours repose sur la contradiction. On peut en donner un exemple dans un des plus admirables textes du Code civil, l'article 1134, alinéa 1 : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». Disposition qui, malgré son apparence de belle clarté, traduit l'ambigüité de la règle de droit. Où est donc le fondement de la force obligatoire du contrat ? Dans la volonté des contractants ou dans la loi ? On peut l'interpréter de deux manières, ce qui a permis au texte de s'adapter aux profonds changements de notre idéologie du XIX siècle à aujourd'hui.
Au XIX siècle, on voyait dans cette disposition un texte reposant sur la volonté des contractants, ce qui correspondait au volontarisme de l'autonomie de la volonté dominante en cette époque ; au XX siècle, on y voyait au contraire, une disposition normative : l'attention n'était plus tellement portée sur le mot « convention » que sur « légalement formée », étant devenu plus soucieux du respect de la loi.
La conclusion s'en est facilement et presque inconsciemment déduite. D'un même texte, –  l'article 1134, alinéa 1 – , s'était imposée au XIX siècle une méthode d'interprétation subjective et psychologique des contrats, recherchant l'intention des parties ; à partir du XX siècle, se sont développées et surajoutées les diverses interprétations objectives.
Malgré ce changement dans les méthodes d'interprétation des contrats, il reste du XIX et du XX siècle une constante : l'interprétation serait toujours un mal nécessaire parce que l'obscurité d'un contrat est un mal ; il est contraire à l'intérêt des parties et même à l'intérêt général qu'un contrat soit obscur, ambigu ou lacunaire.
Pour les contractants, rien n'est pire en effet que l'incertitude contractuelle, source d'atermoiements, de conflits et de contentieux. Est-ce bien sûr ? L'obscurité d'un contrat est néfaste, sans aucun doute ; mais elle présente aussi des avantages, comme nous l'avons vu à l'instant pour une disposition législative avec l'article 1134, alinéa 1 : elle peut permettre l'adaptation à l'évolution, souplesse source de liberté, particulièrement précieuse dans les contrats à longue durée.
Tel est donc le principe. La législation contemporaine protectrice du consommateur sans véritablement s'en écarter, le renouvelle et le rend contraignant. Elle entend, par définition, protéger le consommateur. Appliquant une directive communautaire le Code de la consommation dans l'article L. 133-2 impose depuis 1995 une règle d'interprétation : les clauses des contrats proposées par les professionnels aux consommateurs ou aux non-professionnels « s'interprètent en cas de doute dans le sens le plus favorable au consommateur ou au non-professionnel ». Des règles semblables existaient aussi dès 1804 dans le Code civil, mais alors sans caractère impératif. Ainsi, les articles 1162 et 1602, alinéa 2 (préc.). L'interprétation in favorem d'un contrat conclu entre un professionnel et un consommateur est désormais contrôlée par la Cour de cassation, même si la clause est obscure ou ambigüe (M. Lamoureux, L'interprétation des contrats de consommation : D. 2006, p. 248, qui estime que l'article L. 133-2, alinéa 2 du Code de consommation n'est pas une règle d'interprétation mais une sanction frappant le professionnel qui a mal rédigé la clause. - Contra L. Grynbaum,  De l'art de la mesure dans la protection du consentement : RDC 2007, p. 973).
Il en est de l'interprétation des contrats comme de toutes les situations humaines et sociales et des institutions juridiques. L'univers idéal des lignes droites et d'objets aux formes régulières n'est qu'une approximation des courbes et des complexités du monde réel. L'interprétation des contrats n'obéit pas à une règle simple : elle est un phénomène complexe relevant à la fois de la recherche de l'intention des parties, du respect de la loi, de la protection de la partie la plus faible et du bon sens.


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